Pour le sociologue Antonio Casilli, le RGPD est un premier pas pour assainir la relation que citoyens et entreprises ont établie autour des données fournies par les premiers aux secondes.
Sociologue, Antonio Casilli est enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé à l’EHESS. Pour lui, l’enjeu du règlement général sur la protection des données (RGPD) est de permettre au «travailleur de la donnée» qu’est devenu homo numericus de se réapproprier un capital social numérique que les grandes plateformes avaient jusqu’ici confisqué à leur avantage.
Que représente le règlement européen à l’aune du combat déjà ancien pour la maîtrise de nos données personnelles ?
La question du contrôle de nos vies privées a radicalement changé de nature à l’ère des réseaux. Alors qu’il s’agissait auparavant d’un droit individuel à être «laissé en paix», cette vision très exclusive n’a plus guère de sens aujourd’hui pour les milliards d’usagers connectés en permanence, avides de partager leurs expériences. Nos données personnelles sont en quelque sorte devenues des données sociales et collectives, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faille faire une croix sur l’exploitation qui en est faite. C’est même tout le contraire.
Comment le RGPD s’inscrit-il dans ce mouvement ?
Ce texte est l’aboutissement d’un processus d’adaptation à l’omniprésence des grandes plateformes numériques dans notre quotidien. Dans le Far West réglementaire qui a prévalu ces dernières années, leurs marges de manœuvre étaient considérables pour utiliser et valoriser les données personnelles comme bon leur semblait. Avec le RGPD, il devient possible de défendre collectivement nos données. Le fait que le règlement ouvre la possibilité de recours collectifs en justice est très révélateur de cette nouvelle approche.
En quoi le RGPD peut-il faciliter nos vies d’usagers et de «travailleurs» de la donnée ?
En actant le fait que nos données ne sont plus «chez nous» mais disséminées sur une pluralité de plateformes, dans les profils de nos proches, les bases de données des commerçants ou des «boîtes noires» algorithmiques, le RGPD cherche à harmoniser les pratiques de tous les acteurs, privés mais aussi publics, qui veulent y accéder. D’où l’idée d’un «guichet unique» pour les usagers, qui établit que c’est le pays de résidence qui est compétent pour gérer les litiges, et non le lieu d’implantation de l’entreprise qui a accès aux données. Cela n’aurait aucun sens alors que celles-ci circulent partout.
Si ces données sont le résultat de notre propre production en ligne, ne devrait-on pas disposer d’un droit à les monétiser ?
Ce n’est pas la philosophie du RGPD, qui ne conçoit pas la donnée dite personnelle comme un objet privatisable, mais plutôt comme un objet social collectif dont nous pouvons désormais contrôler l’usage. Les données sont devenues un enjeu de négociation collective, non pas au sens commercial du terme comme l’imaginent certains, mais plutôt syndical : il y a là l’idée d’un consentement sous conditions dans lequel les deux parties fixent des obligations réciproques. C’est très différent d’une vision marchande qui risquerait d’instituer ce que l’on appelle un «marché répugnant», dans lequel on monétiserait des aspects inaliénables de ce qui fonde notre identité.
Le diable ne se situe-t-il pas dans les fameuses «conditions générales d’utilisation» (CGU) que tous les services s’empressent de modifier, mais que personne ne lit ?
C’est une des limites actuelles du RGPD. Les «Gafa» [Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr] restent en position ultradominante, et nous bombardent de CGU qui pour l’instant ne modifient pas l’équilibre des pouvoirs. Il existe un vrai flou sur notre consentement présupposé à ces «contrats» que l’on nous somme d’approuver.
Pouvez-vous donner des exemples ?
Lorsque Facebook explique que la reconnaissance faciale de nos photos est utile pour lutter contre le revenge porn [la publication en ligne de photos sexuellement explicites d’une personne sans son accord], il s’abstient de préciser que dans certains contextes, elle peut également servir à certains régimes politiques pour identifier des personnes. Il circule actuellement une pétition dénonçant le projet «Maven», que Google mène en collaboration avec l’armée américaine afin que ses technologies d’intelligence artificielle servent à de la reconnaissance d’images filmées par des drones. Le problème, c’est que les mêmes technologies sont utilisées pour améliorer nos usages. Mais on n’a pas signé pour que nos données servent à améliorer les outils du Pentagone.
Le RGPD va-t-il aider à un rééquilibrage entre petits et très gros acteurs d’Internet, comme le dit la Commission européenne ?
Il serait illusoire de croire que la régulation de nos données personnelles pourra faire ce que d’autres lois devraient faire. Les grandes plateformes du numérique vont appliquer ou faire semblant d’appliquer le RGPD, parce qu’il est vital pour elles de continuer à accéder au marché européen, mais les petits vont continuer à souffrir de leur concurrence. Pour parvenir à un rééquilibrage économique, il vaut mieux se concentrer sur la réforme de la fiscalité du numérique, qui jusqu’ici n’a pas vraiment avancé malgré toutes les promesses des politiques.