Microsoft rachète LinkedIn pour 26 milliards de dollars : une certaine vision du travail
En rachetant le réseau social professionnel pour une somme astronomique, Microsoft s’offre surtout plus de 400 millions de CV. De quoi accentuer son contrôle sur nos vies…Vous rouliez des yeux quand Facebook a racheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars en février 2014 ? Rajustez vos orbites : lundi 13 juin, Microsoft a annoncé l’acquisition de LinkedIn pour 26,2 milliards de dollars. Fort d’une communauté de 433 millions d’utilisateurs (dont 128 aux Etats-Unis, et 11 en France), le réseau social professionnel aux profils impeccablement repassés a connu une croissance endémique depuis sa création en 2002, multipliant par près de 100 000 le nombre de ses inscrits. Même s’il est encore loin d’un Facebook et de son milliard et demi d’utilisateurs, il tient ainsi la dragée haute à Twitter (310 millions).
Dans un communiqué, Jeff Weiner, le patron de LinkedIn, s’est (évidemment) réjoui de ce deal stratosphérique : « Comme nous avons changé la façon dont le monde se connecte aux opportunités, ce partenariat avec Microsoft – et la combinaison de leur cloud avec [notre] réseau – nous offre la possibilité de changer la façon dont le monde travaille. Depuis treize ans, nous jouissons d’une position unique pour mettre en contact des professionnels, les rendre plus productifs et performants, et je me réjouis de mener notre équipe à travers ce nouveau chapitre de notre histoire ». Même son de cloche du côté de Satya Nadella, le boss de Microsoft, dont le champ lexical diffère peu de celui de son homologue. « Nous poursuivons le même objectif : donner du pouvoir aux gens et aux organisations », écrit-il dans une note interne publiée par The Verge. « Avec notre croissance autour d’Office 365 et de Dynamics (un logiciel de gestion à destination des entreprises, NDLR), ce rachat est fondamental si nous avons l’ambition de réinventer la productivité et le travail ».
Digital labor
Productivité, performance, travail, trois mots qui pourraient éclairer ce rachat. Qu’on résumera ainsi : en acquérant LinkedIn, Microsoft fait d’abord main basse sur nos vies professionnelles. Une base de données qui permettra au géant américain de fusionner des « graphes sociaux » (la cartographie des connexions entre les utilisateurs), mais aussi d’accroître ses profits grâce aux internautes ? « Ce n’est pas un hasard si les patrons de LinkedIn et Microsoft insistent sur une sémantique liée au travail, estime Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech. C’est un vocabulaire cohérent avec l’extraction de données des utilisateurs qui valorisent les grandes plateformes ».
C’est le principe du digital labor : qu’il s’agisse de l’ami que vous ajoutez sur Facebook, du tweet que vous postez, ou de n’importe quel champ que vous renseignez sur un site ou un réseau social, chaque clic produit de la valeur. Soit la version théorisée de cette antienne numérique : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ». Pour Antonio Casilli, « il existe une richesse énorme liée à l’incitation, voire l’injonction – par le jeu des mails et des notifications – à réaliser du travail gratuit pour ces plateformes. En achetant WhatsApp, Facebook a obtenu des centaines de millions de numéros de téléphone ; en faisant l’acquisition de LinkedIn, Microsoft obtient plus de 400 millions de CV, et autant d’annuaires professionnels ».
Emprise quasi-totalitaire ?
Mais pour quoi faire ? Le rachat de LinkedIn dit-il quelque chose de Microsoft et de sa vision du travail ? Selon Antonio Casilli, le danger d’une subordination technique des travailleurs guette, tapi derrière la machine à café : « Microsoft assume sa volonté de prendre en charge toute la vie d’une entreprise, de son univers bureautique, bureaucratique même, en passant par ses outils de formation ou son système d’exploitation. Qui revêt ici un sens très littéral, puisque le système remplace le supérieur hiérarchique dans le rôle du donneur d’ordres. La vision du travail selon Microsoft, c’est celle d’un hypertravail qui peut pénétrer tous les moments de notre vie ».
Dès lors, faudrait-il analyser les prises de guerre du web – WhatsApp et Instagram par Facebook ou Skype par Microsoft – à travers le prisme d’une emprise quasi-totalitaire et très féodale sur nos existences ? « Les géants d’internet sont moins intéressés par une oligarchie à quatre ou cinq que par un contrôle hégémonique sur tous nos usages », tranche Antonio Casilli. Et dans une approche transactionnelle de la vie privée (selon laquelle notre compte LinkedIn, fruit d’une division équitable, vaudrait 53 euros), 26 milliards de dollars, c’est finalement pas cher payé.