La première séance de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques (hashtag Twitter : #ecnEHESS) a eu lieu le mercredi 19 novembre 2014. Les slides de ma présentation, portant sur les liens entre trolling et ‘digital labor’, sont disponibles ici :
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Le trolling en tant que ‘travail numérique’
Antonio A. Casilli (Telecom ParisTech / EHESS)
Le troll, l’internaute qui tient des propos inflammatoires et qui parasite les conversations en ligne, est désormais synonyme de tous les maux du monde en réseau : piratage, abus, calomnies, racisme, harcèlement, sexisme, spam, cybercrime, terrorisme… Archétype humain inspiré des légendes scandinaves et des « tricksters » des mythes africains et amérindiens, il est au centre de discours de plus en plus alarmistes d’éducateurs et de décideurs publics, et fait l’objet de législations spécifiques. Le projet politique qui se profile derrière ces efforts, celui d’un « internet civilisé », colporté par les droites européennes depuis la moitié des années 2000, ne peut pas être appréhendé d’un point de vue critique si nous ne comprenons ce qu’est une civilisation numérique et sur quelles valeurs elle s’appuie.
C’est à ce moment-là que la « barbarie digitale » du troll cesse d’être une simple curiosité culturelle et devient une manière d’apercevoir, en creux, les valeurs partagées par les citoyens de la société en réseau : participation, sociabilité, dévoilement d’informations personnelles, et « digital labor ». Ce dernier désigne l’ensemble des activités et des usages numériques qui peuvent être assimilés au travail mais ne sont pas reconnus comme tel. C’est un travail à faible intensité et à faible expertise, qui se concentre surtout sur l’usage de plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles. De la moindre requête sur un moteur de recherche à la mise en ligne de contenus générés par les utilisateurs, des nouvelles formes de l’activité travaillée s’articulent avec une économie informelle qui cache la précarisation croissante des emplois.
En tant que pattern d’interactions sociales basées sur la production et le partage de contenus, le trolling se prête à une récupération marchande dans plusieurs univers professionnels. Les marques s’en servent pour dénicher des mèmes et faire de la communication virale ; la communication politique pour monter des campagnes de propagande ou pour discréditer les adversaires ; les concepteurs de logiciels et de jeux-vidéos pour tester leurs produits. La monétisation du trolling dans l’économie numérique témoigne de son rôle naissant de levier de l’innovation et de son importance croissante pour la création de valeur. Il existe néanmoins des contradictions. D’abord dans l’attitude ambivalente des entreprises du secteur numérique qui semblent osciller entre la répression et l’exploitation des comportements « disruptifs » des leur main-d’œuvre digitale. Plus intéressants encore sont les répertoires d’actions spécifiques (détournement, dégradation, reprise individuelle, collectivisation) et les modalités de conflit qui passent par le trolling et pointent la prolifération paradoxale d’approches antagonistes, ainsi que la potentialité d’une mouvance d’autonomisation des usagers-laborers.
Se dessine alors l’hypothèse d’une inscription de ces comportements anomiques dans la filiation historique des luttes des prolétariats industriels, la « rude race païenne, sans foi, ni loi, ni idéal » analysée par les théoriciens de l’opéraïsme. Si les hackers héritent des « sublimes », ouvriers émancipés maîtres de leur temps et de leur mobilité, les trolls quant à eux s’apparentent peut-être davantage aux « canuts », auxquels on impute l’invention de la pratique du sabotage (la destruction de machines industrielles à l’aide de sabots). C’est la machine à tisser le lien social, la machine à moudre les opinions qu’est devenu Internet, à laquelle ces invisibles du travail numérique s’attaquent. C’est la rhétorique irénique des médias sociaux où l’amitié et l’esprit de communauté semblent devoir triompher à tout prix, où l’utopie d’une liberté soustraite à toute contrainte matérielle plane encore sur un univers d’usages de plus en plus censuré, compartimenté, surveillée. Le trolling nous rappelle la possibilité – mieux, la certitude – du conflit et de sa force mercurielle, qui attire et fascine. Et nous met face à une question complexe : assistons-nous à la naissance d’un « cognitairiat », d’un « pronétariat », voire même d’un « trollétariat » ? Sans doute, des nouveaux sujets sociaux se trouvent-ils réunis sous le signe de l’« impossibilité humaine » d’une classe, qui se cache derrière ce que Nietzsche aurait décrit comme «un arrangement social incompréhensible et inopportun ».
Prochaines séances 2014/15
- Lundi 15 décembre 2014
Irène Bastard (Telecom Paristech) et Christophe Prieur (Univ. Paris Diderot)
« Algopol : une expérimentation sociologique sur Facebook »
salle 2, 17h-20h
- Lundi 19 janvier 2015
Xavier de la Porte (Rue89)
« Radio et cultures numériques : Retour sur l’expérience ‘Place de la Toile’ »
salle 5, 17h-20h
- Lundi 16 février 2015
Benjamin Tincq (Ouishare) et Paola Tubaro (University of Greenwich/CNRS)
« L’économie collaborative : promesses et limites »
salle 5, 17h-20h
- Lundi 16 mars 2015
Ksenia Ermoshina (Mines ParisTech) et Rayna Stamboliyska (IRIS Sup’)
« Internet et militance en Russie »
salle 5, 17h-20h
- Lundi 18 mai 2015
Boris Beaude (EPFL)
« Numérique : changer l’espace, changer la société »
salle 5, 17h-20h