Google et son 'data center pirate' : vers une extraterritorialité fiscalement optimisée ? [Updated 01.11.2013]

Aux dernières nouvelles, Google serait en train de construire un datacenter flottant ! CNET a publié un article, amplement repris dans la presse internationale, à propos de ce projet top secret hébergé dans un mystérieux hangar de l’inaccessible Treasure Island. Le site étasunien n’y va pas par quatre chemins :

Google did not respond to multiple requests for comment. But after going through lease agreements, tracking a contact tied to the project on LinkedIn, talking to locals on Treasure Island, and consulting with experts, it’s all but certain that Google is the entity that is building the massive structure that’s in plain sight, but behind tight security. Could the structure be a sea-faring data center? One expert who was shown pictures of the structure thinks so…

Cela pourrait ressembler au début d’un roman de Robert Reed, mais l’idée est tout sauf anecdotique. Certes, le hangar en question n’est qu’un bâtiment jusque là utilisé pour tourner des films, sur une petite île artificielle dans la baie de San Francisco, anciennement de propriété de la marine militaire américaine. En revanche, il est vrai qu’en 2009 Google a obtenu un brevet pour un datacenter aquatique.

https://www.google.com/patents/US7525207

Brevet US7525207 – Water-based data center – Google Brevets

Le journaliste de CNET, Daniel Terdiman, déploie des efforts considérables pour analyser les aspects logistiques de l’opération immobilière sous-jacente à ce projet aux implications multiples. Une structure flottante de ce type, représenterait avant tout une prouesse technologique, une solution avancée pour alimenter et refroidir, grâce à l’eau de mer, les serveurs hébergeant les données.

Paradis (fiscaux) de données

Même si, à la fin de la lecture on peut rester assez sceptique sur toute cette histoire, on ne peut pas s’empêcher de constater qu’un aspect significatif a été passé sous silence autant par la presse américaine que par celle française : celui du statut légal et fiscal d’une telle structure. Pourtant, au lendemain du dépôt de brevet par la firme de Mountain View, une analyse détaillée avait été publiée sur le Journal of Law, Technology & Policy de la University of Illinois. Le titre de cette note, “Paradis de données maritimes: Le navire pirate breveté par Google”, ne laisse pas de doutes quant à son orientation critique.

Voilà un extrait, assez représentatif :

The prospect that offshore data havens will undermine regulatory regimes is of such concern that, even a decade ago, the European Council outlawed “transborder flows of personally identifiable data” between the European Union and jurisdictions having “inadequate” data protection standards. The potential for wily entrepreneurs to misuse such transborder informational flows has again been increased by the capacities of Google’s ocean-going data center. (p. 364-365)

Le texte se penche tout particulièrement sur les cas d’infractions au code de la propriété intellectuelle ou sur les situations plus extrêmes de violation de la législation nationale des Etats-Unis. Selon la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1994, les Etats peuvent appliquer leur législation seulement dans la limite de la mer territoriale et zone contiguë. Mais force est d’admettre que l’exercice de la législation extraterritoriale doit toujours s’accorder avec les principes du droit international. Outre cela, le fait même d’entretenir des échanges commerciaux avec les résidents d’une nation oblige les entreprises à respecter les lois de cette juridiction. Bref, les Etats-Unis peuvent continuer à se fier de leur géant du Web préféré : Google ne risque pas de devenir une autre Pirate Bay ou une autre Silk Road.

In general, U.S. Courts have held that “different results should not be reached simply because business is conducted over the Internet” even if the source of the electronic data is outside of the end user’s or the court’s jurisdiction. Conducting electronic commerce with residents of a jurisdiction constitutes availment of that government’s benefits and so empowers its courts to reach beyond their customary jurisdictions to grasp accused offenders in other regions. (p. 371)

Mais la question de la fiscalité d’un “paradis de données” offshore est quelque peu différente, surtout si l’on adopte une prospective moins américanocentrique. Le marché des datacenters extraterritoriaux n’est pas une découverte récente. Déjà à la fin des années 1990, le service britannique de stockage supersécurisé de données, HavenCo, s’était brièvement installée dans la micro-nation de Sealand (une plateforme au large du Royaume-Uni). D’autres datacenters prospèrent dans des nations comme Anguilla (un territoire britannique d’outre-mer situé dans la Caraïbe Orientale), qui en plus d’offrir un traitement fiscal avantageux n’adhèrent pas à la Convention de Berne ni à l’accord sur les ADPIC, qui règle l’utilisation commerciale des bases de données. Des expériences de ce type ont aussi été menés dans d’autres pays sans extradition vers les Etats-Unis : à Antigua-et-Barbuda, à Curaçao, à la Grenade et en République dominicaine (Antilles), ainsi qu’au Bélize et au Costa Rica. Pour la petite histoire, et sans vouloir forcément y voir un lien, ces pays se situent à quelques heures d’avion d’un autre territoire britannique d’outre-mer : l’archipel des Bermudes, où ces derniers années Google a activement optimisé sa situation fiscale

Grâce à un arrangement connu comme le « double irlandais », en orchestrant des payements entre filiales dans divers pays, Google a réussi a tenir son taux d’imposition entre 2,4% et 3,2% dans les années passées. Les britanniques ne sont pas contents, les irlandais sont sur le pied de guerre et les français sont à la tête d’un mouvement international pour la fiscalité numérique.

Reconnaître le digital labor pour ramener sur terre les géants du web

Or, s’il vous est arrivé de jeter un œil sur le rapport sur la fiscalité de l’économie numérique que Pierre Collin et Nicolas Colin ont rendu à Bercy en janvier 2013, vous savez que la limite principale à laquelle se heurte un projet de taxation des entreprises du numérique qui soit cohérent avec leur chiffre d’affaires réel est la difficulté d’identifier leur “établissement stable”. L’établissement stable n’est pas le siège de ces entreprises, mais une permanence au moyen de laquelle des bénéfices sont réalisés. Si cette permanence se trouve sur le territoire d’un pays, on dira alors que l’entreprise “est exploitée” dans ledit pays, et que là son impôt sur les sociétés est dû.

Le principe de territorialité, qui se trouvait déjà mis à mal, tombe à l’eau (c’est une façon de parler) si on imagine un scénario d’ “établissements aquatiques” où les données sont traitées et commercialisées. En effet la notion d’établissement stable, nous le rappellent les rédacteurs du rapport, “est marquée par les concepts économiques de l’après‐guerre et s’avère inadaptée à l’économie  numérique” (p. 3). Comme les entreprises du secteur numérique découplent méthodiquement le lieu d’établissement du lieu de consommation, il devient quasi impossible de localiser la place de création de valeur. Si, par surcroît, cette place devient flottante, la situation se complique terriblement…

Pour remédier à cela, le rapport Collin/Colin fait une proposition assez révolutionnaire : il prend le parti de déclarer que l’établissement stable se situera conventionnellement sur le territoire d’un Etat lorsque l’entreprise en question exerce une activité au moyen de données extraites du suivi régulier et systématique des internautes sur ce même territoire.

Les informations personnelles révélées par les utilisateurs sont la ressource principale des géants du Web, extraites et traitées algorithmiquement pour être monétisées sur le marché international. Reconnaître la stabilité de l’établissement des entreprises du numérique sur la base des données produites par ses utilisateurs, revient à reconnaître le digital labor de ces derniers. Si vous lisez ce blog, cette notion ne vous est pas étrangère : elle consiste à assimiler toute activité en ligne, de la plus spécialisée et orientée professionnellement à la plus banale et ludique, à du travail fourni par les utilisateurs aux propriétaires des plateformes d’Internet. Selon certains, ce travail invisible et quotidien devrait apporter une véritable rémunération, à verser aux usagers sous forme de salaire (c’est la position plus marquée à gauche, défendue par Andrew Ross en 2012), voire de royalties (c’est la proposition d’orientation néo-libérale faite par Jaron Lanier l’année suivante).

La solution fiscale française serait, une troisième voie : une manière de faire revenir, quoique indirectement, la valeur extraite d’une collectivité à la collectivité même qui l’a faite émerger. Si cette nouvelle acception du concept était adoptée, la question de l’extraterritorialité (flottante ou bien de terre ferme) serait écartée de l’équation.

Post-script 01 nov. 2013 : Le site web Ars Technica publie un article dans lequel une hypothèse alternative est proposée : le mystérieux projet aquatique ne serait qu’un énorme navire-showroom pour la promotion de Google Glass. A suivre…