Hello folks ! Si vous êtes arrivés ici après avoir écouté l’émission Place de la Toile “Psycho-politique du troll” du 24 mars 2011, vous trouverez dans ce billet un utile complément d’information. Si vous êtes des lecteurs habituels de ce blog ou de celui consacré à la réception de mon livre Les liaisons numériques (Ed. du Seuil), vous y trouverez une bonne synthèse des contenus que vous connaissez sans doute déjà.
Typologie du troll
Quatre catégories principales de trolls sont identifiables :
1) le troll “pur” : le modèle de base, utilisateur bête et méchant des listes de diffusion ou des médias sociaux qu’il pourrit de commentaires désobligeants et mal adaptés au contexte d’interaction (ex. reconduire tout au sexe dans un forum de discussion sur la religion ou reconduire tout à la religion dans un forum de discussion sur la psychanalyse…). Sa nature est éminemment contextuelle et engage une réaction directe de la part des autres membres de la communauté qui se retrouvent investis de la fonction d’applicateurs de la norme sociale :
“Dans Second Life, je pourrais me faire passer pour un médecin, mais si je me présentais en tant que tel dans un forum de discussion santé ce serait perçu comme une intolérable imposture. À cet égard, la communication en ligne met constamment l’usager, à la première personne, dans une situation de risque de déviance. Il suffit de ne pas avoir bien évalué son environnement communicationnel pour se retrouver dans son tort. Ce qui explique pour quelle raison les internautes ne prônent que rarement l’intervention d’une autorité supérieure. C’est plutôt une ‘modération communautaire’ qui est souhaitée, où les membres eux-mêmes veillent au respect des règles du service informatique.”
Extrait du chapitre “Que va-t-on faire du troll ?” in Antonio A. Casilli (2010) Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Ed. du Seuil p. 319.
2) le troll “hybride” : un utilisateur qui combine son activité de troll avec des habiletés d’autre type. Un exemple historique est le troll-hacker Mr. Bundle, protagoniste du récit désormais classique A Rape in Cyberspace de Julian Dibbel (1993) : il arrive à détourner le service en ligne LambdaMOO, grâce à un logiciel spécial qui lui permet d’envahir le service de propos obscènes qui semblent proférés par d’autres joueurs, lesquels perdent la maîtrise de leurs avatars pendant plusieurs heures. Un autre exemple est celui du troll-faker Joan, “la thérapeute en fauteuil roulant”, dont les gestes sont relatées in extenso par Lindsay van Gelder dans son article The Strange Case of the Electronic Lover, intialement paru dans le magazine Ms. en 1985. Dans les deux cas, le comportement itératif, disruptif et contextuel de ces personnages, justifie leur inclusion dans cette catégorie.
3) le troll “réciproque ou involontaire” : c’est un cas de figure qui se concrétise dans une interaction en ligne dans laquelle plusieurs individus sont réciproquement convaincus que “les trolls c’est les autres”. Chacun est animé par une parfaite bonne foi, et accuse l’interlocuteur d’être en train de polluer la conversation par des éléments parasitaires et disruptifs. Cette catégorie n’est guère documentée dans la littérature sur les trolls, mais je la trouve particulièrement intéressante parce qu’elle met à mal les explications psychologisantes du troll en tant qu’individu animé par des penchants narcissiques. Dans ce cas, personne ne trolle à proprement parler – et pourtant “ça trolle”. Le trolling est une propriété émergente du système social qu’est une communauté en ligne, où le tout est toujours moins civilisé et plus conflictuel que la somme des parties…
4) le troll “revendicatif” : un usager mécontent d’un produit ou d’un service, qui manifeste sa frustration en bombardant de messages décalées ou agressifs le site Web ou la page Facebook d’une entreprise. La SNCF a des trolls particulièrement actifs (et drôles) qui s’acharnent à signaler sur Twitter les moindres retards ou dysfonctionnements du réseau ferroviaire. Les stars médiatiques, qui sont après tout des marques comme les autres, ont leurs trolls/double maléfique de leurs fans (v. à ce sujet mon interview pour l’émission 100% Mag sur M6). Les producteurs de junk food américains font, ils aussi, l’objet d’attaques confinant parfois à l’humour noire surréaliste (comme dans ce remarquable exemple d’un brillant twitto (@toteslates) qui s’en prend à la chaîne californienne Carl’s Jr).
Le trolling : un processus social
Etant donnée cette typologie, que peut-on dire sur les motivations qui poussent le troll à passer à l’acte ? Un fragment d’une interview récente pourra illustrer ma position :
Les raisons qui poussent un Internaute à devenir Troll ? Les explications varient selon le domaine de recherche. Les psychologues pourraient dire qu’il s’agit de certains traits de la personnalité de l’internaute qui les poussent à tenir des propos désobligeants. Les anthropologues pourraient dire qu’il s’agit des contextes culturels qui favorisent l’émergence de comportements de trolling. En tant que sociologue j’ai plutôt tendance à expliquer ces comportements en termes de processus social. On est troll pour provoquer des changements dans le positionnements des individus dans les réseaux. Parfois il s’agit de contester certaines autorités et hiérarchies qui se créent dans les forums de discussion ou dans les communautés en ligne – ces trolls sont là pour faire émerger de nouveaux contenus
Extrait de Jean-Olivier Pain (2011) On en parle : interview avec Antonio Casilli, Radio Suisse Romande (RSR).
Bref, dans ma perspective de recherche, le troll est surtout un processus social, un agencement d’acteurs et de ressources (linguistiques, matérielles ou de capital social) qui permettent de définir les modalités d’action du troll – et de réaction de son environnement en ligne.
Le positionnement social réciproque des usagers et les dynamiques internes aux groupes peuvent déterminer des réactions différenciées face à des actes déviants. À l’intérieur d’un même service en ligne, le niveau de désapprobation varie selon le capital social et la réputation des individus. Certains participants sont plus disposés à pratiquer une sanction forte, tandis que d’autres sont plus modérés. On découvre alors que les membres les plus réputés – et ceux qui ont un capital social mieux aménagé – ont des attitudes moins extrêmes vis-àvis des trolls, plaisantins et abuseurs d’identités. Ce sont les membres les plus marginaux de la communauté qui expriment leur condamnation de manière ferme (cf. Zachary Birchmeier, Adam N. Joinson, Beth Dietz-Uhler, “Storming and Forming a Normative Response to a Deception Revealed Online”, Social Science Computer Review, vol. 23, n° 3, 2002, p. 108-121.). Cela peut paraître surprenant. On aurait tendance à considérer les membres centraux comme les gardiens du bon fonctionnement de la communauté. Or les internautes déviants ne représentent pas nécessairement un danger pour la survie de la communauté dans son ensemble. Leurs forfaits affectent principalement leur environnement social proche : leur liste d’amis, leurs connaissances, leurs liens directs. Le tissu social n’est pas déchiré, ce sont quelques liens à peine qui, pour ainsi dire, s’effilochent. C’est pourquoi ces comportements sont perçus différemment par les membres les plus centraux. Même si l’acte déviant affecte un certain nombre de leurs liens, la quantité et la solidité de ceux qui resteraient encore en place suffiraient pour préserver leur positionnement social. Au contraire, les usagers qui se trouvent plus en marge de la communauté sont dans une situation délicate, et sont constamment mis en danger par tout élément perturbant l’agencement de leurs relations sociales. Ils cherchent donc à limiter à tout prix les comportements déviants. Leur courroux peut aller jusqu’à réclamer une solution répressive. Mais, étant donné leur faible influence, cette dernière a peu de chances d’être adoptée par les autres internautes. Donc non seulement la répression en ligne peut ne pas être efficace, mais elle risque surtout de ne pas être choisie au moment où un processus délibératif est mis en route : elle sera recommandée surtout par les individus les moins bien placés pour se faire écouter, ceux dont les opinions sont moins réputées et dont le capital social est moins développé.
Extrait du chapitre “Que va-t-on faire du troll ?” in Antonio A. Casilli (2010) Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Ed. du Seuil p. 321-322.
Le troll et la dialectique de l’appartenance
En confrontant la communauté à ses extrêmes, le troll fait venir à la surface la norme sociale et contribue à définir les limites de tout groupement humain en ligne. Ce point est développé dans le compte rendu paru sur Mediapart de mon intervention dans le cadre de la Social Media Week 2011 :
En vérité, les trolls, i. e. les commentateurs malveillants qui envahissent les fils avec des critiques souvent déplacées (et dans le seul but d’agacer), ont un véritable rôle structurant au sein de chaque communauté – et qui plus est sur internet, où leur présence est permanente et démultipliée. En effet, l’identification négative dont ils font l’objet permet aux autres membres de la communauté de s’identifier positivement entre eux: en faisant front contre un adversaire commun, ils font corps: «Face aux trolls, les autres sont porteurs de la norme sociale», justifie Antonio Casilli.
Le troll est ainsi le moment négatif de la dialectique de l’appartenance. Le magnétisme qu’il exerce agit comme une soudure dans la communauté, comme un raccord: il fédère. Bien entendu, poursuit Casilli, «il y a toujours un gentil hystérique qui cherche à le calmer» [cette dernière remarque est en réalité une citation du psychanalyste Yann Leroux, ndA]. ce qui ne fait que renforcer son pouvoir de nuisance, aiguillonnant sa vindicte, lui donnant prétexte à se répandre. Mais s’agit-il d’un véritable pourvoir de nuisance ? Bien plus que nuire à la communauté, le troll la maintient en vie, en activité, l’anime. Grâce à lui, elle se renforce à son tour. C’est pourquoi Antonio Casilli défend l’idée que le troll «enrichit finalement la qualité du Web».
Le troll est également un support qui permet de définir et d’éprouver des normes collectives, de donner vie aux règles prédéfinies par chaque rédaction et chaque site au regard des lois qui les obligent […]. Le troll, même s’il interpelle directement la rédaction, permet ainsi de déplacer l’exercice du contrôle vers les participants eux-mêmes, qui s’organisent et élaborent parfois des tactiques pour le neutraliser. L’administration de la norme change: ce n’est plus la rédaction qui l’exerce mais ceux qui spontanément s’en saisissent dans la communauté. D’un contrôle vertical, on se déplace alors vers un contrôle horizontal. De même que d’une modération a priori, on passe à une modération a posteriori.
Enfin, si les trolls sont relativement bien identifiés au sein d’un espace social développé, il n’en demeure pas moins que sur Internet les identités discursives sont relativement volatiles et fugaces: chacun peut, à un moment ou un autre, occuper la position sociale du troll, pour peu que ses propos soient jugés impertinents, c’est-à-dire en décalage avec le contexte dans lequel ils interviennent. Dans une communauté essentiellement discursive et virtuelle, les identités ne sont ainsi jamais totalement arrêtées, mais sont au contraire rejouées à chaque prise de parole.
Extrait de Clément Sénéchal (2011) Les sociabilités neuves des communautés d’information, Mediapart, 11 févr 2011
Un trollcomic – source Jetetroll.com
Le troll et le “trickster”
Dans plusieurs traditions religieuses on rencontre cette figure de “fripon”, un être divin ou semi-divin qui joue des tours aux hommes et change la donne socio-culturelle. Dans le panthéon grec c’est Hermès, dans le candomblé brésilien c’est Exu, pour les indiens d’Amérique c’est le Coyote, dans la mythologie scandinave c’est Loki…
D’autres sociétés que la notre ont connu des figures qui ressemblent beaucoup aux trolls. Bien avant le Web on connaissait la figure anthropologique du trickster. Ce terme anglais désigne le dieu qui joue des tours aux êtres humains. C’est un personnage qui est capable de bouleverser certains équilibres – que l’on connaissait même dans des mythologies très anciennes.
Extrait de Jean-Olivier Pain (2011) On en parle : interview avec Antonio Casilli, Radio Suisse Romande (RSR)
L’anthropologue Biella Coleman (v. son article Hacker and Troller as Trickster, paru sur Social Text en 2010) défend depuis plusieurs années la thèse selon laquelle les trolls seraient l’incarnation Web du trickster. Il s’agit de figures ambivalentes, porteuses de bruit, de désordre, de mouvement. Dieux de la communication et de l’éternel malentendu, les trickster trollent les êtres humains en – ainsi faisant – ils ont un pouvoir démiurgique sur la réalité qu’ils transforment et reconfigurent. Pour aller plus loin, lire “Le chapeau d’Exu”, chapitre conclusif de mon Les liaisons numériques (disponible en libre accès à cette adresse) et bien sûr l’incontournable Trickster Makes This World: Mischief, Myth, and Art (1998), de Lewis Hyde.
Troll et production de la valeur
Le rôle du troll reste pour l’instant indécidable. Il détruit mais, paradoxalement, il confirme et consolide l’ordre social. De ce point de vue-là je reste convaincu du fait qu’une récupération du troll à des fin de production de valeur est toujours possible – position résumée dans mon leitmotif “le troll enrichit le Web”.
Selon le sociologue Antonio Casilli « personne ne naît troll, tout le monde peut le devenir. » Homme, femme, banquier, chômeur, ministre, étudiant, secrétaire. Aucun profil type, mais une logique simple : une opinion d’internaute déplaît, un autre riposte ; et c’est l’engrenage. […] Affligeant ? Certes, mais pas stérile. Selon les experts, cette catharsis numérique est aussi le signe d’une bonne santé citoyenne. « Le troll est le négatif dialectique, assure Antonio Casilli. Celui qui met les pieds dans le plat, casse les codes, conteste l’autorité. Son intervention est capitale dans le processus social. Il produit du débat et enrichit in fine le qualité du Web. »
Extrait de Erwan Desplanques (2011) Et vous trouvez ça troll ? Télérama, n. 3196.
Vers une définition “anti-hégémonique” du troll ?
Le troll, surtout dans son incarnation de troll “revendicatif”, nous permet d’introduire une autre question qui nous tien à coeur : peut-on reconnaître une dimension politique de la pratique du trolling en ligne ? Même si les trolls revendicatifs ne sont pas anti-hégémoniques au sens gramscien du terme (l’hégémonie culturelle et commerciale des groupes industriels qu’ils critiquent n’est pas véritablement menacée par leur comportement), leurs commentaires et leurs blagues exposent l’hypocrisie des entreprises qui s’affichent à l’écoute de leurs consommateurs. Le roi est nu, et son service client est une arnaque…
Mais, dans la mesure où “tout marché est une conversation” (pour reprendre la célèbre formule du Cluetrain Manifesto), le trolling s’emboite parfaitement avec le contexte plus vaste de la culture du Web participatif contemporain, la Toile de commentaires et de dialogues qui se veulent libres mais qui en réalité sont formatés et complètement compartimentés.
Ma position est résumée dans le compte rendu d’un débat sur le trolling dans le journalisme organisé par le Social Media Club :
Si pour [les journalistes et les community managers], le troll est forcément une personne avec qui la négociation est difficile, voir impossible, et qu’il faut éradiquer ou voir comme un agent perturbateur, Antonio Casilli m’a semblé rester sur une définition du troll plus proche de l’empêcheur de penser en rond qu’il faut accueillir dans l’écosystème d’internet comme un élément essentiel. Sa définition même du troll s’en ressentait puisque, comme il l’exposait lui-même, contrairement à une vision psychanalytique qui voit le troll comme un narcissique pervers, ou l’anthropologue qui le voit comme militant d’un mouvement de type anonymous ou du parti pirate, par exemple, sa définition est sociologique donc conditionné par le cadre du post et non par la personne. Tout le monde peut être un troll et celui se définit comme une menace par rapport à la société qui l’entoure et dans laquelle il poste. De plus, le troll est là pour nous montrer que le monde nous échappe et pour briser le petit monde du web participatif qu’il décrit comme « une machine à moudre les opinions ».
Extrait de Mathieu Lubrun (2011) “Vivre avec les trolls”, La Fille du Rock, 13 juin 2011
Troll, saboteur de la “machine à moudre les opinions” du Web
De cela découle l’hypothèse politique du “trollétariat” :
Pour Antonio Casilli, le troll est une sorte de trollétariat, des gens sans voix, en général, qui interviennent sur le net avec leurs gros sabots, à la manière des ouvriers qui s’attaquaient aux rouages des machines pour faire savoir leur mécontentement vis à vis de leurs entreprises.
Extrait de Mathieu Lubrun (2011) “Vivre avec les trolls”, La Fille du Rock, 13 juin 2011
Le troll s’inscrirait donc dans la filiation historique des ouvriers luddites du système industriel, des canuts lyonnais qui mettaient leur sabots (d’où le mot “sabotage”) dans les machines à tisser. Mutatis mutandis, c’est la machine à tisser le lien social qu’est devenu Internet à laquelle ils s’attaquent. C’est la rhétorique irénique des médias sociaux où tout le monde est ami avec tout le monde, où l’esprit de communauté semble devoir triompher à tout prix, où l’utopie d’une liberté soustraite à toute contrainte matérielle plane encore sur une Toile désormais de plus en plus censurée et surveillée. Ils nous rappellent la possibilité – mieux, la certitude – du conflit et de sa force mercurielle, qui attire et fascine.
Je pourrais me lancer dans une analyse superdense, avec des renvois à l’Italian theory et aux analyses du cognitariat de Franco Berardi Bifo ou à la grammaire de la multitude du philosophe Paolo Virno, mais je suis taquin et je préfère vous engager à lire vous-mêmes ces textes, afin de former vos opinions de manière autonome. En guise de conclusion, je me limite donc à reproduire ici une petite expérimentation post-situationniste à laquelle je m’étais adonnée sur ce même blog il y a quelques mois. Le sens est là, et en plus il y a une petite ambiance “peplum” – ce qui n’est pas pour déplaire. Ps. of course, click to enlarge!
Affinités et divergences entre le cognitariat et le trollétariat (ou « Le trollétariat est l’ombre du cognitariat »)