Dans L’Express, une interview d’Antonio Casilli sur la création du “délit d’anorexie sur Internet”.
Interdiction des sites “pro-ana”: “une mesure inefficace et nuisible – L’Express.
Interdiction des sites “pro-ana”: “une mesure inefficace et nuisible
Les députés ont voté un amendement punissant l’incitation à l’anorexie d’une peine d’un an de prison et de 10 000 euros d’amende. Pour le sociologue Antonio Casilli, la mesure est “inefficace et nuisible”.
Un délit, créé dans la nuit par les députés, punira d’un an d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende l’incitation à la maigreur excessive. Dans le viseur des députés, les sites pro-anorexie, dits “pro-ana”.
Antonio Casilli est maître de conférence à Télécom-ParisTech. Sociologue, il a participé au rapport Les jeunes et le web des troubles alimentaires: dépasser la notion de ‘pro-ana’.
Que pensez-vous de cet amendement?
C’est une mesure inefficace et nuisible qui punit de façon bête et méchante. D’abord parce qu’elle se concentre seulement sur les sites “d’anorexiques”, alors que les troubles alimentaires recouvrent bien d’autres pathologies, comme la boulimie ou encore les troubles mixtes.
Ensuite parce que ce délit se base sur des recherches scientifiques dépassées. Les députés n’ont pas fait leur travail. Il se sont contentés de reprendre la doxa selon laquelle ces sites incitent à la maigreur.
Dans le cadre choisi, une personne qui parle de son trouble alimentaire, avec les codes et le langage qui sont les siens, risque la prison.
Ces sites n’incitent pas à la maigreur extrême?
En se penchant sur le contenu de ces blogs et forums – comme nous l’avons fait avec l’Anamia en 2013 – on s’aperçoit qu’il s’agit avant tout de lieux d’échanges avec une pluralité de voix et de ton dans la façon de parler de ses troubles alimentaires.
Dire que l’on souhaite être parfaite et extrêmement mince sur ces plateformes est l’expression même d’un symptôme du trouble alimentaire. Comment peut-on envisager de pénaliser des personnes qui expriment un mal-être et cherchent de l’aide?
Cherchent-elles vraiment de l’aide?
Ce sont des lieux de parole extrêmement complexes, certes, mais où les anorexiques trouvent pour la plupart une certaine forme de soutien, et même d’orientation médicale.
De nombreuses personnes souffrant de troubles alimentaires habitent dans des déserts médicaux où le personnel médical spécialisé et adapté n’existe pas. Mais elles ne sont pas pourtant opposées à une intermédiation médicale.
A l’aide de discussions avec d’autres malades, on observe qu’elles sont finalement aiguillées vers le spécialiste qui leur convient le mieux.
Pourquoi ces études ne sont-elles pas prises en compte?
C’est paradoxal. L’Etat a financé nos recherches sur le contenu des sites consacrés aux troubles alimentaires mais n’utilise pas les résultats obtenus.
Il semblerait que nos connaissances sur la question progressent, mais que l’inertie entre la publication des recherches et leur prise en compte par la sphère politique persiste.
Si ce délit d’incitation à l’anorexie n’est pas la solution, que proposez-vous?
Législativement, il faut retirer cet amendement à l’aide d’un nouvel amendement. Après le vote de l’Assemblée nationale, la France est tout près de réprimer les sites “pro-ana”.
Or, tous les pays, comme le Royaume-Uni, qui ont essayé de mettre en place un tel système de répression ont finalement fait marche arrière.
La solution réside dans l’établissement d’une passerelle entre les malades et le corps médical. Il faut donner les moyens aux services spécialisés de tendre la main aux personnes souffrant de troubles alimentaires. C’est ce que réclame au président de la République la pétition de l’association AFDAS-TCA. Elle a, à ce jour, plus de 6000 signataires.