Dans l’Obs, le sociologue Antonio A. Casilli, interviewé au sujet de ses recherches sur la santé en ligne et le combat contre les amendements “anti-anorexiques” de la Loi Santé de 2015.
» “On dit lutter contre l’anorexie mais on lutte contre les malades” – L’Obs.
“On dit lutter contre l’anorexie mais on lutte contre les malades”
L’Assemblée a voté en faveur d’un délit d’incitation à l’anorexie. Pour le sociologue Antonio Casilli, qui a participé à un rapport sur les sites “pro-ana”, la répression est contre-productive.
Cachez cette maladie que je ne saurais voir. L’Assemblée nationale a créé, dans la nuit de mercredi à jeudi, un nouveau délit, puni d’un an d’emprisonnement et de 10.000 euros d’amende visant à réprimer l’incitation à la maigreur excessive, notamment de la part de sites internet pro-anorexie (ou “pro-ana”).
Cet amendement, voté par les députés dans le cadre de la loi Santé, proscrit désormais le fait de “provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées ayant pour effet de l’exposer à un danger de mort ou de compromettre directement sa santé”.
Antonio Casilli, sociologue à Télécom ParisTech, a participé à “Anamia”, une étude européenne financée par l’Agence nationale de recherche, qui présentait fin 2013 les résultats de quatre années de recherches sur ces sites “pro-ana” et “pro-mia” (boulimie). Pour lui, la mesure du gouvernement ne va pas dans le bon sens.
Que pensez-vous de cet amendement ?
– On va jeter en prison des personnes qui souffrent de troubles alimentaires (anorexie, boulimie, hyperphagie, etc.) simplement parce qu’elles en ont parlé sur internet. Au prétexte de lutter contre la maladie, on lutte contre les malades. Cet amendement relève d’une grande méconnaissance du terrain. Le texte n’évoque qu’un seul article scientifique, datant de 2006. C’est peu dire qu’il est suranné, mais en plus il est pompé de la version anglaise de la page Wikipédia “pro-ana”. Le sujet a beaucoup évolué. Les chercheurs qui ont travaillé sur Anamia sont les premiers au monde à avoir étudié les interactions sur ce type de sites. Nos conclusions sont à l’opposé de cette loi liberticide et mal renseignée.
Vos recherches ont démontré que parler d’anorexie ne revient pas à en faire son apologie…
– Les personnes qui souffrent de troubles alimentaires ont besoin d’un espace de parole où elles rencontrent des gens avec le même type d’expérience. Ces maladies sont bouleversantes et le fait de s’exprimer sur le sujet ne constitue pas une apologie, mais le symptôme même qui se manifeste. Dans certains cas, des personnes vont tenir des propos provocateurs, qui sont en fait le signe d’une grande détresse. Au lieu de les aider, on annule le problème en les mettant en prison. Ces personnes n’ont pourtant pas d’espace pour en parler dans le cadre du système de santé actuel, qui manque de ressources, de moyens et de personnel. Cette loi est démagogique, elle s’en prend à la mauvaise cible.
Les sites sur l’anorexie peuvent aussi être des espaces d’entraide ?
– Oui, certains sites proposent un soutien émotionnel ou pratique, en orientant vers les soins, par exemple en recommandant des médecins spécialisés. Dans plusieurs cas, les personnes que nous avons interrogées pour notre étude habitaient dans des déserts médicaux. Pour elles, faire des recherches sur internet intervient en tant que complément des soins médicaux ou à défaut d’y avoir accès.
Quelles peuvent être les conséquences de cette loi pour les personnes qui souffrent de troubles alimentaires ?
– Probablement un effet de déplacement des blogs et des sites vers des lieux encore plus cachés. Nous allons rentrer dans une phase encore plus extrême de clandestinité, qui s’est déjà aggravée depuis 2010 avec ce climat de censure généralisée. Le risque, c’est que les familles, les spécialistes ou les associations n’aient plus accès à ces sites web. Or, il n’existe pas de patient idéal, qui arrive “pur” chez le médecin. En général, ils sont allés chercher des infos sur internet, sont entrés en contact avec des forums qui parlent de ça. Pour pouvoir continuer à faire ça, il faut que ces espaces restent libres. Il faut créer des passerelles entre le corps médical et ces lieux d’expression.
Le rapporteur, Olivier Véran, explique que la loi fera le distingo entre les sites qui relèvent d’une détresse et ceux qui promeuvent l’anorexie. Vous y croyez ?
– C’est non seulement impossible, mais en plus c’est faux. Les députés se déresponsabilisent en disant qu’ils vont en parler lors du décret d’application, en prétendant pouvoir faire la différence entre les “bons” et les “mauvais” anorexiques, et que seuls les “mauvais” anorexiques iront en prison. En réalité, la parole des malades est complexe, imbriquée, il y a une ambivalence impossible à décrypter.
Cette loi est une atteinte grave à la liberté d’expression sur internet qui s’inscrit dans une longue série (loi Santé, loi renseignement, loi anti-terrorisme, loi de programmation militaire). On note un “pattern” qui consiste à réprimer d’entrée internet de façon bête et méchante.
Selon vous, pourquoi les conclusions de votre rapport ont-elles été ignorées ?
– C’est paradoxal, car notre étude a été financée par l’Etat, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Mais nos recommandations ont été ignorées, alors même que Manuel Valls incite les chercheurs à prendre des positions politiques. C’est absurde et insoutenable.
Comment comptez-vous réagir ?
– En fédérant les associations, les professionnels de santé et les groupes d’usagers (malades, parents, famille) et réfléchir à ce que l’on peut faire. L’amendement est passé à 0h59, empêchant tout débat. Il reste l’espoir, très improbable, qu’un député propose un nouvel amendement qui irait contre celui-ci. Le Sénat pourrait aussi jouer son rôle de garde-fou et le reprendre. Mais nous sommes dans un combat de David contre Goliath.
Propos recueillis par Amandine Schmitt le 3 avril