Dans l’édition du weekend du quotidien Libération, les journalistes Matthieu Ecoiffier, Erwan Cario, Anastasia Vécrin et Jonathan Bouchet-Petersen consacrent un dossier à la question de la vie privée. L’occasion pour citer les travaux du sociologue Antonio A. Casilli, co-auteur avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi de l’ouvrage Against the Hypothesis of the End of Privacy – An Agent-Based Modelling Approach to Social Media paru aux éditions Springer.
» Politiques et médias, l’intime entamé – Libération.
Politiques et médias, l’intime entamé
Le feuilleton Hollande-Gayet repose la question de la frontière entre sphères publique et privée, pour les personnages de premier plan comme pour les simples citoyens.
Et si François, Julie et Valérie, c’était moi ? En une semaine, l’affaire Hollande-Gayet-Trierweiler a enfoncé encore un peu plus la frontière entre vie privée et vie publique chez les politiques. Le «Closergate» interroge également chacun sur son droit et sa capacité à préserver son intimité, comme sur ses propres contradictions et pratiques en la matière.
Mais revenons à celui dont les turbulences conjugales font la une de la presse : François Hollande, homme public connu de tous mais individu resté secret et pudique sur ses goûts personnels – hormis sa gourmandise trahie par sa physionomie et son amour du ballon rond. Mardi à l’Elysée, lors de sa conférence de presse, le président de la République s’est borné à réaffirmer sa doctrine personnelle : «Les affaires privées se règlent en privé.» Concédant simplement les «moments douloureux» qu’il traverse avec Valérie Trierweiler et le repos pris à l’hôpital par sa compagne. Et s’engageant à clarifier le statut de la première dame avant son voyage officiel aux Etats-Unis, le 11 février. Loin du «avec Carla, c’est du sérieux» de Nicolas Sarkozy, lors de ses vœux à la presse en janvier 2008 sous les mêmes ors de l’Elysée. Sarkozy qui, sous couvert de transparence décomplexée, sombrait dans un exhibitionnisme narcissique.
Pudibonderies
Aujourd’hui, le «circulez, il n’y a rien à voir» hollandais, dans la bouche d’un président en exercice, sonne comme un vœu pieux. Notamment après dix ans d’hypersarkozysme, dont Hollande fut un observateur sévère : «Le sarkozysme n’est pas une doctrine, c’est un narcissisme. […] Il nous parle de lui à satiété et ce que je demande aujourd’hui, c’est le droit de ne pas savoir. […] Ce président “m’as-tu vu” nous installe tous, citoyens, responsables publics, journalistes, en voyeurs», dénonçait-il en 2008, lors de ses derniers vœux de patron du PS. Mais, depuis, rien n’est venu enrayer la fuite en avant peopolitique. Qui d’un push sur smartphone (François a fini par rendre visite à Valérie à l’hôpital) à un tweet (Ségolène démentant la veille y être allée à sa place) ébranle la scène politique nationale depuis huit jours : des conseillers de l’Elysée aux rédactions des médias les plus «sérieux» – Libération compris. Où les fait-diversiers raillent peut-être un peu vite les pudibonderies antijournalistiques de leurs collègues des services politiques (lire page 4). Tandis que la presse anglo-saxonne crie à la connivence au pays de la gaudriole (page 8).
Une réalité s’impose : ce n’est plus le locataire de l’Elysée qui fixe la ligne de démarcation. A fortiori quand une partie croissante de la classe politique joue le jeu de l’intime. On a vu Royal à la maternité dans Match et, vingt ans plus tard, Jean-Luc Mélenchon en solo dans Gala ou François Fillon poser en sa gentilhommière sarthoise. Et même Besancenot s’épancher sur le canapé rouge de Drucker. On a lu des tweets perso de papa Hamon et subi les «selfies» de Morano. Bref, rares sont les politiques qui n’ont pas franchi le Rubicon entre public et privé. Et quand on y met le doigt, on perd souvent le bras.
Le chercheur Christian Salmon, auteur de la Cérémonie cannibale, dénonce sur son blog une «realpolitik des émotions qui pousse les hommes politiques à faire un usage stratégique de leur vie privée», évoquant la «chute de l’homme public» décrite dès les années 70 par l’Américain Richard Sennett, lequel annonçait : «Il aveuglera et dominera les gens aussi sûrement qu’un individu démoniaque, s’il arrive à les persuader de s’intéresser à ses goûts personnels, aux toilettes de son épouse, à l’amour qu’il éprouve pour les chiens, etc.»
De plus en plus, à tous les niveaux de la société, prime une exigence sociale du dévoilement. La distinction claire et normée entre privé et public semble dépassée. Les mutations technologiques liées aux téléphones portables et à la connexion quasi permanente aux réseaux sociaux brouillent la distinction des espaces physiques et temporels, personnels et professionnels. Dans Du côté de chez soi, le psychanalyste José Morel Cinq-Mars défend la protection de la sphère personnelle : «Notre société est dans un déni de l’intime. L’enjeu est pourtant la conservation de la liberté de pensée – et d’être – et la possibilité de concevoir un jugement critique. Dans une démocratie, c’est indispensable.» Si les réseaux sociaux sont souvent incriminés dans ce que l’on pourrait appeler la décroissance de la sphère privée, le sociologue Dominique Cardon précise : «Sur Facebook, il ne s’agit pas de rendre publique sa vie privée. C’est un espace intermédiaire entre zone intime et espace public, une zone grise où l’exposition de soi ne se fait pas à destination de tous, mais à destination d’un public choisi qui n’est pas l’espace public. Le but étant d’obtenir des autres la ratification de l’identité promue.»
«Anomalie»
Il est cependant convenu de considérer que la vie privée a été mise à mal par Internet, et plus particulièrement par les réseaux sociaux. On met sa vie sur Facebook, on se (la) raconte sur Twitter et on partage ses repas sur Instagram. Vinton Cerf, un des pères fondateurs d’Internet qui diffuse aujourd’hui la bonne parole pour le compte de Google, a même avancé dans une conférence organisée en novembre à Washington que «la vie privée est peut-être réellement une anomalie». Il estime que le besoin de respect de son intimité s’est affirmé durant l’ère industrielle avec la concentration urbaine, mais qu’il est en train de disparaître avec les usages liés au numérique. Il deviendrait difficile, voire impossible, de contrôler tout ce que les autres peuvent dévoiler de nos a
gissements.Les faits, pourtant, semblent montrer le contraire. Dans un article au titre très explicite «Contre l’hypothèse de “la fin de la vie privée”», le sociologue Antonio Casilli explique : «Notre vision de la vie privée a changé jusqu’à devenir presque méconnaissable. Mais notre besoin de protéger notre intimité et nos informations personnelles est bel et bien là. Si certains ont pu croire, à un moment, à la possibilité de renoncer aux valeurs de la privacy, c’est à cause de l’ampleur même de nos attentes à l’égard de sa protection.» A chaque fois qu’un opérateur a tenté d’imposer une transparence non volontaire, il y a eu en effet une réaction des utilisateurs. Ainsi, entre autres, Google a dû rapidement mettre en place un système pour flouter les visages et les plaques d’immatriculation sur les photos de Street View. Et Facebook a été contraint de revenir sur Beacon, un système qui publiait automatiquement sur sa page l’activité d’un utilisateur sur un site partenaire. Le carton actuel auprès des adolescents de Snapchat, qui permet de partager des photos effacées aussitôt après consultation, montre aussi que les internautes, même jeunes et présumés inconscients sur le sujet, prennent la confidentialité très au sérieux.
Ogres
«Quand les outils sociaux ont débarqué sur le Web, on a d’abord été séduit par leur aspect très pratique, se souvient Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication. Ce n’est que bien après que nous avons pris conscience des problèmes de confidentialité. Mais il était déjà impossible de se passer du pratique.» La pression des utilisateurs (et parfois des institutions) a obligé les géants comme Facebook à mettre en place un paramétrage très fin de la confidentialité. Il devient possible de partager les photos du petit dernier avec la famille, les insultes contre sa hiérarchie avec ses proches et ses considérations politiques avec le monde entier. Dominique Cardon résume : «Sur Facebook, les individus veulent contrôler eux-mêmes la frontière entre public et privé, ils gèrent contextuellement ce qui est montrable ou pas.»
Mais on a beau tout bien paramétrer – si tant est qu’on en ait le courage -, il y en a un qui saura tout : Facebook. Car les services en ligne sont des ogres insatiables de la donnée personnelle. Et le graal, ce sont les données comportementales. Non plus celles que l’on partage consciemment (états d’âme, photos), mais celles qui sont transmises automatiquement (géolocalisation, historique de navigation, achats en ligne, etc.). Et les objets connectés, ceux qui vont tout mesurer (nombre de pas, poids, alimentation…) vont augmenter le volume d’informations individuelles de façon exponentielle.
«C’est un rouleau compresseur, on ne peut tout simplement pas lutter contre, analyse Olivier Ertzscheid. Mais il est absolument nécessaire qu’un cycle de contrôle se mette là aussi en place pour que les utilisateurs sachent en temps réel qui sait quoi et comment.» Une nécessité d’autant plus criante qu’il est aujourd’hui évident que ces données, stockées dans des fermes de serveurs reparties dans le monde entier, ne sont pas vraiment à l’abri d’une indiscrétion. Les révélations d’Edward Snowden sur les systèmes utilisés par la NSA (lire pages 10 à 15) pour surveiller potentiellement tous les utilisateurs des plus grands services du Web ont montré à quel point il est illusoire d’espérer garder une information confidentielle. C’est la plus grande agression à ce jour contre le principe même de vie privée. Et, cette fois-ci, pas sûr que l’indignation citoyenne suffise pour que les responsables fassent machine arrière.