Quel est le sens caché du tweetclash ? Une simple version 2.0 des flamewars des forums de discussion des années 1990 ou bien une “tragédie grecque en 140 caractères” ? Sur Owni, Claire Berthelemy et Pierre Leibovici interviewent Antonio Casilli, sociologue et auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Editions du Seuil).
Guerre et tweet
Sur la planète Twitter, surgissent de temps à autre des conversations qui dérapent ou des affronts interpersonnels qui prennent les dimensions d’une guerre. Jamais étudiés jusqu’à présent, ces tweet clashes sont pourtant de plus en plus médiatisés. Dans un entretien avec Owni, le chercheur Antonio Casilli identifie le sens caché de ces joutes publiques.
Twitter, un îlot de partage, de pacifisme et de bienfaisance… Cette conception idéale du réseau de micro-blogging semble avoir fait son temps. Car, de plus en plus, le gazouillis s’énerve.
19 mai 2012, Audrey Pulvar interroge Harlem Désir sur le plateau de l’émission de France 2 On n’est pas couché. Le journaliste Jean Quatremer1 lance alors une courte joute verbale sur Twitter :
Clairement mise en cause, Audrey Pulvar réagit. S’entame alors une guerre entre les deux twittos, sous les yeux de leurs quelques milliers de followers.
Autre exemple ce lundi 2 juillet, et dans un autre registre, avec les journalistes Denis Brogniart et Pierre Ménès. Les deux hommes s’affrontaient sur l’annonce du départ de Laurent Blanc de son poste de sélectionneur des joueurs de l’équipe de France après une provocation de Pierre Ménès:
Le débat est suivi par des milliers d’internautes qui défendent tour à tour l’un ou l’autre des protagonistes. Bienvenue dans l’ère du tweet clash ! Un phénomène qui voit s’affronter deux abonnés sur Twitter en seulement quelques minutes et, conformément à la règle, pas plus de 140 caractères. Un phénomène, aussi, qui mélange les codes ancestraux de la conflictualité humaine à ceux du réseau des réseaux. Un phénomène, surtout, qui n’a jamais eu droit à une analyse sociologique. Antonio Casilli2, maître de conférence à l’Institut Mines Telecom et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), déchiffre le phénomène. Interview pacifique.
Est-ce que tout est nouveau dans le tweet clash ?
Pas tout à fait. D’après moi, le tweet clash s’inscrit dans la continuité de ces formes de conflictualité en ligne que l’on connait depuis les années 1990. A une époque, on les appelait les “flame wars”, ces batailles entre internautes sur des vieux forums de discussion ou sur Usenet. Un utilisateur provoquait un groupe d’autres utilisateurs, qui à leur tour argumentaient par de longues réponses. L’échange pouvait durer des jours, voire plusieurs mois.
J’aurais tendance à dire que les tweet clash sont une sorte de réédition de ces “flame wars”, mais à une cadence beaucoup plus rapide. Et avec beaucoup moins d’asymétrie entre locuteurs, bien sûr. Seulement quelques minutes, parfois quelques secondes, entre deux tweets… Le temps de latence entre le message agressif de celui qui lance l’attaque et la réponse de son interlocuteur se fait bien plus court et la bataille elle-même est plus brève. C’est en cela que le tweet clash est un fait inédit. Sa temporalité est plus dense, plus concentrée.
D’un autre côté, on n’a pas affaire au même public qu’il y a vingt ans…
Exactement ! La question du public est très intéressante, mais je l’élargirais même à celle des acteurs sociaux qui composent le cadre de l’affrontement entre deux personnes sur Twitter.
Le tweetclash est une tragédie grecque où les répliques font à peine 140 caractères. Tous les éléments du genre tragique sont réunis : un protagoniste, un “antagoniste”, un chœur et, enfin, le public. Le chœur, c’est un noyau d’individus qui permettent de comprendre pourquoi deux personnes se disputent, ils donnent les éléments de contexte du tweet clash.
Le meilleur exemple de contextualisation d’une dispute sur Twitter, c’est le hashtag. Il est avant tout une étiquette posée sur une conversation, un titre qui permet de la décrire et en même d’en agréger les morceaux. Mais il sert aussi pour donner le pouls de la situation ou pour faire des petits apartés sans pour autant interrompre le flux du tweetclash. Exactement comme le chœur des tragédies de Sophocle, les twittos résument, glosent, prennent parti…
Ceci est aussi lié à la taille d’un média généraliste comme Twitter, où le public est bien plus large que du temps des “flame wars”. Et à la “structure de son graphe social“, qui rappelle un archipel de petits groupes de locuteurs. Malgré la promesse commerciale de “pouvoir poser des questions à n’importe quelle personnalité sans intermédiation”, la grande masse des usagers est davantage en position d’observation. Mais quand les passions humaines se déchaînent le temps d’un tweetclash, ils sortent de cette passivité.
Comment expliquez-vous cette passion des uns pour le conflit avec les autres ?
Et bien justement, c’est un mécanisme qui permet de ne pas être des simples spectateurs. Pendant un affrontement en ligne, les usagers qui composent le public sont animés par l’envie d’être parties prenantes. Parce qu’il ne s’agit pas tant d’un “conflit” mais de “discorde”. La discorde, c’est un moyen de jouer du fait d’être dans l’espace public. Dans la Grèce antique, la discorde était une des forces motrices de la démocratie. Ses manifestations – parfois destructrices – permettaient de faire venir à la surface des tensions et des intérêts qui seraient restés autrement inexprimés. Et, dans la forme idéale de la démocratie athénienne, cette discorde s’harmonisait pour finalement donner une polyphonie politique.
Dans nos démocraties contemporaines, la situation est tout à fait différente : on n’assume pas que quelqu’un puisse être en désaccord avec nous. Tout le jeu politique moderne est basé sur la recherche de consensus et de compromis. De ce point de vue, le tweet clash peut être lu comme la résurgence d’une forme de discorde démocratique ancienne. Ce qu’on cherche avant tout, à travers l’expression des passions politiques et personnelles, c’est à convaincre les autres du bien-fondé de nos positions. Tout cela aboutit donc à une manifestation – du désaccord – qui aide à caractériser les positions parfois trop floues des hommes politiques.
Pour vous, en fait, le tweet clash est une sorte de continuité du débat démocratique sur le réseau ?
Je dirais plutôt que le tweet clash théâtralise un débat démocratique en pleine mutation. Aujourd’hui, le maître-mot est transparence. Et les hommes politiques utilisent le tweet clash comme une occasion pour donner l’impression d’être transparents dans leurs désaccords, et ainsi multiplier leurs chances de se démarquer.
Soyons clairs, Twitter est bien plus passionnant et dramatique, au sens grec du terme, qu’une émission sur La Chaine Parlementaire. Lors d’un tweet clash, on met en scène les passions et on personnalise donc sa position sur tel ou tel enjeu politique. Exemple, Nadine Morano twitte une énorme bêtise et un opposant réagit. Il y a une sorte de déclaration de guerre mais aussi un objectif : celui qui déclare la guerre veut avoir raison. À l’issue de cette guerre, le public et les médias, qui créent une caisse de résonance, vont décider qui des deux avait raison.
Bien sûr, il y a un écho différent entre un clash qui concerne des personnes médiatisées ou publiques et celui qui concerne le citoyen lambda. Pour ces derniers, les échanges restent plus ou moins en ligne le temps nécessaire pour que Twitter se renouvelle et fasse disparaître ces propos. Dans le cas des célébrités, l’issue est autre : par exemple, l’auteur décide de retirer ce qu’il avait dit au départ du clash. Le fait qu’un message soit retiré ou pas est un très bon indicateur de l’issue d’un tweetclash. Le message initial représente le casus belli, l’acte de guerre. Le fait de le retirer équivaut à une forme de reddition. Il signe la défaite.
En même temps, tout le monde n’a pas envie de montrer ses opinions politiques sur le réseau. Est-ce qu’on peut faire des portraits-type de tweetclasheur ?
J’aurais plutôt tendance à classer les individus qui s’adonnent à des tweet clash sur la base des stratégies qu’ils mettent en place. Il ne faut pas croire que le côté passionnel du tweet clash évacue complètement les éléments de rationalité stratégique. Au contraire, ces affrontements sont très raisonnés, moins improvisés qu’on ne le croie. Évidemment, il y a des moments où ça dérape, où l’action échappe aux interlocuteurs, mais on doit tout de suite supposer qu’il y a derrière ce dérapage une intentionnalité et une rationalité de l’acteur.
Dès lors, pour faire une sorte de typologie des tweet clasheurs, il faut s’interroger sur leur réseau personnel respectif, sur leur cercle de connaissances, c’est-à-dire sur leurs followers et ceux qu’ils “followent”.
Quelqu’un dont le réseau est très peu développé, qui suit et est suivi par des personnes de son milieu social, ira plutôt chercher le clash avec quelqu’un qu’il ne connaît pas. Dans ce cas, on est plutôt dans une logique de trolling, de l’inconnu qui vient vous déranger avec des propos forcément décalés parce qu’il est traversé par des préoccupations personnelles ou sociales qui sont éloignées des vôtres.
Mais d’autres usagers affichent des comportements, et des structures relationnelles, très différents. Si on regarde le profil d’un homme politique ou d’une personnalité médiatique, on se retrouve face à quelqu’un qui a un réseau forcément très élargi, avec des personnes qu’il ne “maîtrise” pas toujours. Il n’a pas besoin de s’éloigner pour rechercher le clash : ceci aura lieux chez lui, pour ainsi dire, dans son cercle de followers. Ces clashs sont différents, ils sont plutôt des prolongements d’échanges professionnels, à la limite. Mais ils ne sont pas avec des inconnus, ils sont avec des personnes avec qui ils partagent un certain point de vue, un noyau de compétences, de valeurs…
C’est pourquoi, si Audrey Pulvar s’en prend à un journaliste de Libération, le tweet clash aura lieu entre deux personnes qui se connaissent et dont les cercles de connaissances se recoupent. Le tout est basé sur un type de stratégie affichée. Alors que dans le type d’attaque qui se fait entre deux personnes n’appartenant pas à la même sphère ou au même réseau, il y a forcément un élément d’impertinence, de manque de conscience des enjeux de la dispute.
En parlant d’homme ou de femme politique, comment être sûr de l’identité de celui qui prend part à un tweet clash ?En fait, il faut toujours se poser cette question : “qui parle au travers d’un fil Twitter” ? La question peut paraitre simple. Mais, sur Twitter, on part du principe que malgré le grand nombre de pseudonymes et de noms fantaisistes, les personnes qui parlent sont celles qu’elles disent être.
Les interactions sur Twitter valident l’authenticité de celui qui parle. Même les comptes officiels de certains personnages publics qui sont alimentés par des équipes de comm’, doivent inventer des stratagèmes pour vaincre la méfiance, pour induire une “suspension volontaire de l’incrédulité” des autres usagers. Par exemple, sur le compte du président des Etats-Unis, il est précisé que les tweets signés “BO” sont rédigés par Barack Obama en personne.
Le tweet-clash participe de cet effet d’authenticité au fur et à mesure que l’on s’engage dedans. C’est un outil de validation de l’identité de celui qui twitte. On a la preuve que c’est bien lui qui parle. Sa passion constitue le gage de son identité.
À qui feriez-vous plus confiance : à quelqu’un dont le discours reste toujours figé, ou bien à quelqu’un qui de temps à autre se laisse aller à une saine colère ? Je ne serais pas surpris qu’on révèle, d’ici quelques années, que certains clashs étaient des mises en scène pour valider les identités des propriétaires de leurs comptes Twitter, pour les montrer sous un jour plus humain, plus accessible.