RencontreDébat d’idées
Antonio Casilli
Les géants du Net ont le pouvoir de décider ce que nous regardons et apprenons
Au lendemain de l’adoption de la directive portant sur le droit d’auteur en mars 2019, le sociologue français Antonio Casilli, spécialiste des réseaux sociaux et auteur de En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), nous livre son regard sur les géants du Net, l’Intelligence Artificielle et les désillusions provoquées par la transformation digitale globalisée.
Antonio Casilli est maître de conférences en humanités numériques à Télécom ParisTech et chercheur associé au LACI-IIAC de l’EHESS.
Quelle place occupent les géants du Net à l’heure actuelle ?
Il faut bien s’entendre sur ce que l’on appelle les géants du net. En plus des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), il faut inclure d’autres grandes entreprises comme IBM, Baidu et Alibaba côté chinois, Naver – l’équivalent de Google en Corée… Ce sont des plateformes oligopolistiques, c’est-à-dire relativement peu nombreuses et qui ont tendance à phagocyter les concurrents plus petits : elles occupent sur leur marché une position d’hégémonie, avec une concentration des pouvoirs dangereuse d’un point de vue économique et qui menace également les libertés publiques. Qui dit pouvoir économique dit aussi pouvoir sur les imaginaires et sur la production culturelle : ces entreprises ont en effet tendance à standardiser la production culturelle. Elles y parviennent moins en soutenant directement des contenus qu’en mettant en place des pratiques indirectes de sélection « algorithmique », de modération « automatique » et de distribution des œuvres…Ces entreprises ont en effet tendance à standardiser la production culturelle
Comment limiter leur puissance ? La voie législative est-elle une réponse ?
L’approche par la règlementation ne suffit pas et peut même s’avérer contreproductive, comme l’attestent deux initiatives récentes au niveau européen. La directive dite « copyright » adoptée le 26 mars 2019, qui réglemente le droit d’auteur sur internet ; et le règlement européen pour la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne adoptée en première lecture par le Parlement européen le 17 avril 2019. La première donne aux plateformes un pouvoir de censure sur le contenu qu’elles hébergent. Il ne sera ainsi théoriquement plus possible de partager ne serait-ce qu’une citation sur Facebook, au nom de la protection du droit d’auteur. Que cette crainte s’avère fondée ou non dépend des choix des plateformes numériques, qui ont ici une marge de manœuvre énorme… Le règlement, quant à lui, prévoit que les juges puissent demander de retirer en une heure de n’importe quelle plateforme un contenu qu’ils jugent douteux. Or, aucune plateforme ne pourra respecter cette obligation sans utiliser les outils de filtrage développés par les GAFAM. La censure en ligne se verrait alors massivement gérée par les géants du Net, les sites les plus petits n’ayant pas la capacité de modérer leur contenu eux-mêmes 24 heures sur 24.
La directive a fait couler beaucoup d’encre dans les médias, alors que le règlement est passé quasi inaperçu, ce qui est particulièrement grave considérant que ces nouvelles règles ont toutes deux des conséquences importantes sur ce que l’on peut dire et faire sur internet. Elles donnent aux géants du Net le pouvoir de décider ce que nous allons regarder et apprendre. C’est une démarche qui aurait mérité plus de réflexion de la part de nos hommes politiques : ils viennent d’offrir à ces plateformes un immense pouvoir sur notre culture.Elles donnent aux géants du Net le pouvoir de décider ce que nous allons regarder et apprendre
L’Europe cherchait cependant à contrer les géants américains…
En réalité, la France et les États-Unis vont hélas dans le même sens. Malgré les textes de loi et une posture affichée d’opposition à la Silicon Valley, l’Europe reproduit les mêmes mécanismes oligopolistiques, sans offrir d’alternative. Les initiatives nationales n’ont pas une meilleure éthique que les géants du Net : les startups et les « pépites » du secteur technologique français auront probablement elles aussi recours à des travailleurs sous-payés aux Philippines ou à Madagascar… N’est-on pas en train de s’inventer une virginité éthique alors qu’au fond, on se heurte aux mêmes contradictions morales, voire politiques – puisque cela touche au droit du travail ?
Ces travailleurs sous-payés font partie de ces « travailleurs du clic » que vous évoquez dans votre dernier ouvrage, En attendant les robots…
Les travailleurs du clic vont de l’utilisateur lambda qui signale un contenu jugé illégal au modérateur bénévole payé en nature ou micropayé quelques centimes et délocalisé aux Philippines… Ils permettent d’améliorer la qualité des contenus, à l’image de ce que fait YouTube, qui identifie et supprime les contenus vidéos les plus controversés, mais se fait aussi police et juge de la propriété intellectuelle quand elle fait supprimer des contenus dont le droit d’auteur n’est pas respecté. Or les plateformes prétendent effectuer ce travail à l’aide de robots intelligents – les fameux « bots ». Il s’agit en réalité d’une exploitation du travail humain.
Le droit d’auteur peut-il s’appliquer à l’Intelligence Artificielle ?
Croire qu’une Intelligence Artificielle puisse ressembler à l’intelligence humaine et développer une capacité créative est un pur fantasme. La création vient exclusivement de l’inventeur de cette Intelligence artificielle, et c’est donc cette personne, humaine, qui en est l’auteur. Si l’on pousse la réflexion encore un peu plus loin, on peut dire que ce n’est pas seulement l’ingénieur ou le propriétaire qui en est l’auteur mais que ce sont tous les collectifs, voire les foules de travailleurs du clic qui permettent à l’IA de fonctionner en lui fournissant des données en permanence. D’ailleurs, le terme Intelligence artificielle devrait être remplacé par celui de machine learning qui décrit mieux le phénomène.Le terme Intelligence artificielle devrait être remplacé par celui de machine learning
Quel conseil donneriez-vous aux dernières générations d’internautes ?
Il y a un travail d’information et d’éducation à mener, pour les plus jeunes mais aussi pour les enseignants et les parents. Le numérique doit être enseigné car personne n’est en réalité « natif du numérique ». Ma recommandation : éduquez-vous, et renseignez-vous.