La livraison du quotidien Libération du 10 janvier 2019 met à l’honneur En attendant les robots (Seuil, 2019) en lui consacrant 4 pages dans la section Idées.
On commence par une riche recension de l’ouvrage signée Cécile Daumas, et on poursuit avec un long entretien avec Erwan Cario. (Traduction de l’interview en espagnol dans la revue Contexto).
Casilli_Libération_Attendant les robots
Les hommes vont-ils remplacer les robots ?
Cécile Daumas
Dans un essai captivant, le sociologue Antonio Casilli déconstruit le discours de l’innovation numérique qui prétend pouvoir tout automatiser. Il met en lumière les millions de travailleurs du clic sans lesquels Facebook, Uber ou YouTube tourneraient à vide.
Les futorologues le répètent à l’envi : avec le développement de l’intelligence artificielle (IA) et la dématérialisation de l’économie, les emplois les moins qualifiés vont disparaître dans un avenir proche. Les robots vont remplacer les hommes, seuls les plus qualifiés d’entre eux auront encore la chance de travailler. C’est la théorie du grand remplacement technologique, qui fait tout aussi peur que l’autre et qui est tout aussi infondée, démontre magistralement le sociologue Antonio Casilli dans son dernier livre publié ces jours-ci au Seuil. A rebours des grandes études, de l’université d’Oxford à celles de cabinets de conseil, comme l’Institut Roland Berger, qui quantifient les destructions d’emplois à venir, le chercheur déploie dans En attendant les robots une tout autre réalité : les algorithmes et les promesses de l’IA n’ont pas effacé la main de l’homme, et encore moins son doigt ! Derrière Uber, Facebook, Siri, derrière les milliards de recherches et requêtes des réseaux sociaux, des millions d’êtres humains à travers le monde créent, affinent, trient, corrigent. Et aident la machine à apprendre et à mieux fonctionner. Ces «millions de micro-tâcherons filtrent des vidéos, étiquettent des images, transcrivent des documents dont les machines ne sont pas capables de s’occuper», explique le chercheur. De «l’intelligence artificielle largement faite à la main», dit-il joliment. C’est ce qu’on appelle le «travail du clic». Notre imaginaire technologique est peuplé de blouses blanches et de types sympas en jean qui font tourner des start-up ? En fait, derrière chaque col blanc, œuvre une armée de cols bleus. Le grand bluff technologique !
Combien sont-ils exactement ? On ne sait pas car la caractéristique première du travailleur du clic est d’être invisible. Combien sont-ils payés ? A peine quelques centimes de dollars par clic, souvent sans contrat et sans stabilité d’emploi. Où travaillent-ils ? Partout à travers le monde, dispersés dans un cybercafé en Inde, une salle d’université au Kenya, une cuisine au Maroc. Ou bien dans des «fermes à clics» où est dopée artificiellement, en vendant du like et du partage, la notoriété d’une marque ou d’une personnalité. Ce que décrit Casilli, «c’est la contre-réalité du discours enchanté sur l’économie collaborative», estime la sociologue du travail Dominique Méda, professeure à l’université Paris-Dauphine, qui signe la postface de l’ouvrage. La chercheuse souligne l’apport majeur de l’enquête de Casilli : derrière l’automacité de la production, le dévoilement de l’abondance du labeur humain, labeur le plus matériel qui soit, celui du doigt. Travail caché, souvent non ou mal rémunéré, exercé sans garanties ni protections.
Dans une sorte de funeste ironie de l’histoire, le travailleur du clic rappelle le travail payé à la tâche, antérieur au salariat. Du travail à la chaîne ultra-affiné où tout est découpé en milli-tâches. C’est ce que Casilli appelle «la tâcheronisation», concept très opérant qui décrit une hypertaylorisation numérique, sans lieu physique établi, dispersée à l’échelle de la planète. Une nouvelle géographie de l’emploi évacuant l’entreprise comme unité de lieu, surindividualisant le travailleur et recréant les dépendances économiques entre pays du Sud pourvoyeurs de main-d’œuvre à bas coût et pays du Nord à la recherche de profit et bien-être à vils prix. «Le vrai péril aujourd’hui, analyse Dominique Méda, n’est pas le remplacement du travail par des robots, mais bien son occultation, sa tâcheronisation, sa sous-rémunération, et de fait sa déshumanisation.» La sociologue a montré dans une étude de 2015 (1) combien une division du travail mal articulée et réalisée dans le but d’accroître la productivité sans s’attacher au sens et aux logiques de l’activité humaine, était terriblement destructrice pour les travailleurs.
Travailleur du clic mais aussi travail du consommateur usager qui rafraîchit sa page Facebook, travail à la demande réalisé par le livreur Deliveroo ou le chauffeur Uber, le «digital labor» que décrit Casilli est-il l’avant-poste des transformations à venir ? Il prospère sur deux tendances lourdes de l’emploi : externalisation et précarisation. Il se joue des frontières physiques entre travail et hors travail. Donner son avis sur une vidéo, avis qui sera valorisé et monnayé, peut-il être considéré comme un travail et donc rémunéré ? Ou bien est-ce du pur loisir ? Les spécialistes en débattent. On pensait voir disparaître les tâches manuelles. Dans un formidable retournement anthropologique, le travail ancestral de la main, celle qui cultive la terre ou forge le métal, est devenu celui du doigt qui favorise désormais l’élection de Trump ou l’achat d’écouteurs Bluetooth.
(1) Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, avec Maëlezig Bifi, Olivier Cousin, Laetitia Sibaud et Michel Wieviorka (Robert Laffont, 2015).
Antonio Casilli : «Le mythe du robot est utilisé depuis des siècles pour discipliner la force de travail»
Erwan Cario
Le sociologue Antonio Casilli est l’un des observateurs les plus affûtés des mutations provoquées par les technologies de l’information. Depuis quelques années, il s’intéresse en particulier au «digital labor» et livre avec son essai En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil) une analyse brillante des mouvements profonds qui sont en train de transformer radicalement le monde du travail.
Quelle est votre définition du «digital labor» ?
Ce terme, tout d’abord, est une expression qu’on garde en anglais pour des raisons de sens, à cause de la polysémie de la langue française. En français, on a tendance à faire converger le terme travail avec le terme emploi ou celui de geste productif. Dans d’autres langues, en anglais, on sépare ces significations. C’est du «work» quand c’est une activité productive, du «labor» quand c’est un rapport social. Et puis, si on parle de «digital» et pas de «numérique», c’est que c’est un travail du «doigt», digitus, en latin. Ensuite, la définition que je donne, c’est toute activité qui produit de la valeur et qui est fondée sur des principes de tâcheronisation et de datafication. La tâcheronisation, c’est la réduction à des tâches simples réduites, fragmentées et standardisées – la tâche la plus simple, c’est le clic – et la datafication, c’est la production de données parce que les plateformes et les intelligences artificielles, que ces plateformes s’efforcent de produire et de marchander, sont en réalité fondées sur un flux constant de données produites et traitées.
Vous identifiez trois grandes familles de travailleurs des doigts, lesquelles ?
La première et la plus visible, celle avec laquelle le public français et européen est déjà familiarisé, c’est ce qu’on appelle «le travail à la demande». Il passe par des applications en temps réel à flux tendu pour nous permettre à nous consommateur d’avoir accès à des services ou à des produits. C’est Uber, Deliveroo, des services à la personne qui sont désormais partout dans le débat public car ils ont été au centre de ce qu’on a appelé un moment «l’uberisation».
La deuxième famille, beaucoup moins connue, moins visible, pourtant extrêmement présente même dans un pays comme la France, c’est «le micro-travail». C’est tout ce qui relève de plateformes dans lesquelles des foules de travailleurs s’adonnent à la réalisation de tâches extrêmement fragmentées, et surtout micro-rémunérées. Elles sont payées un ou deux centimes. Et encore, on a la chance, en France, d’être relativement bien payé pour des tâches qui prennent de quelques secondes à quelques minutes en général pour être réalisées, qui vont de la labellisation d’images, de la retranscription de petits bouts de textes, de l’enregistrement de voix ou de l’organisation d’information. C’est un phénomène global, ce n’est pas seulement installé au niveau d’une ville, comme peut l’être Uber, c’est une manière de mettre au travail des personnes qui sont dans des pays éloignés.
La troisième famille est dans la continuité de la seconde, car dans le micro-travail, on se retrouve à faire des «tâches banales» qui consistent à regarder des vidéos, des photos, à écrire des petits textes, organiser de l’information, en étant payé très peu, limite zéro. Cette troisième famille, c’est donc le travail dit gratuit, celui que nous, utilisateurs, réalisons sur les plateformes sociales. On le réalise sur les médias sociaux comme Facebook, YouTube ou Instagram. On y publie du contenu, certes, mais on fait beaucoup plus que ça. On fait un travail de sélection et de tri de l’information, en signalant ce qui est problématique par rapport aux normes mêmes de la plateforme.
Votre premier chapitre s’intitule «Les humains vont-ils remplacer les robots ?» Ce n’est pas juste un trait d’humour, il faut pour vous déconstruire le mythe de la fin du travail…
Le mythe du robot, qui est celui de l’automation complète, qui hante l’imaginaire industriel, d’abord occidental et aujourd’hui global, depuis trois siècles, est une promesse toujours renouvelée, un mirage qui s’éloigne en permanence… C’est un horizon utopique, mais qui a un impact très concret sur la vie de tous les jours. Parce que depuis des siècles, ce mythe est utilisé pour discipliner la force de travail, obliger les travailleurs à se tenir à carreau parce qu’on peut toujours les remplacer par une machine à vapeur, puis une machine industrielle, et maintenant une machine intelligente. Le robot dont on parle n’est pas un automate anthropomorphe, c’est aujourd’hui un robot de données, c’est-à-dire une manière d’automatiser les processus métier. Et cette automatisation passe aujourd’hui par ce qu’on appelle intelligence artificielle, laquelle est fondée sur la présence de données. Mais quand on dit ça, on oublie toujours de dire qui produit ces données. Elles sont produites par les mêmes personnes qui connaissent le risque d’être éjectées de l’emploi formel. Parce qu’on a besoin de quelqu’un qui tague les images, qui trie les données, qui nettoie l’information, et ce quelqu’un, ce n’est pas un ingénieur ou un «data scientist», ce sont vous et nous, et des centaines de millions de personnes, entre les Philippines et la Côte-d’Ivoire, qui, à longueur de journée, doivent produire ces données qui sont indispensables à l’apprentissage statistique et à l’économie des robots. Finalement, on ne peut pas se débarrasser de ces personnes-là. Au contraire, ce marché parallèle du micro-travail, du travail invisible, du digital labor explose aujourd’hui, malgré un effort d’occultation, malgré un effort d’invisibilisation qui est crucial pour pouvoir vendre aux investisseurs le rêve du robot.
Quand on parle des effets de l’IA sur l’emploi, «l’étude d’Oxford» de 2013, qui prédit que 47 % des métiers actuels ont de grandes chances de disparaître. Vous expliquez que c’est une analyse qui revient régulièrement…
J’ai tendance à croire que chaque génération a sa propre étude d’Oxford. La génération précédente avait goûté à la prose de quelqu’un comme Jeremy Rifkins qui, dans le milieu des années 90, affirmait pratiquement les mêmes choses. On peut remonter jusqu’en 1801 avec le premier père de l’économie politique anglaise, Thomas Mortimer, qui distinguait déjà deux types de technologies : une qui accompagne le travail humain, et l’autre qui le remplace. A l’époque, il parlait du moulin mécanique ! Cette même prophétie est donc constamment renouvelée avec une cyclicité impressionnante. A nous de voir pour quelle raison on a besoin de subir ça. On est face à l’énième merveilleuse solution pour payer de moins en moins la force du travail en précarisant, en excluant d’une reconnaissance formelle, en éloignant les travailleurs de tout un tas de protections liées à l’emploi classique, héritages de luttes sociales, et donc en restreignant de plus en plus la masse salariale.
Comment réagir face à ces attaques frontales contre le travail salarié ?
La situation est en constante évolution, c’est vraiment bouillonnant. Il y a trois axes de réactions qui se dégagent pour mettre en place des formes d’organisation. La première, c’est de se servir des outils qui sont issus des luttes sociales pour réaffirmer la dignité du travail, sa reconnaissance et sa rémunération. C’est ce qui relève des formes de syndicalisation, que ce soit sous la forme de syndicats classiques qui cherchent à opérer leur propre transformation numérique, ou avec de nouvelles formes de syndicats qui s’expriment sous forme de guildes, d’associations plus ou moins informelles ou de groupes d’usagers de plateformes.
La deuxième approche, c’est la constitution d’alternatives viables à ce capitalisme de plateformes en introduisant une forme de coopérativisme des plateformes. C’est le revival du mouvement mutualiste, de l’inscription des plateformes et des technologies numériques dans le contexte de l’économie sociale et solidaire. Ça consiste à créer «l’Uber du peuple», «le Twitter collectivisé», etc. C’est un mouvement qui prend de l’envergure aujourd’hui. Mais l’interrogation subsiste quant à sa solidité et sa capacité à ne pas se faire approprier par les plateformes capitalistes. Quand on voit Google financer de telles initiatives, on peut se poser la question.
La troisième approche, pour moi la plus intéressante, est celle des communs. Ce que nous sommes en train de créer par notre travail du clic, ce sont des communs de connaissances, des communs de données, des communs de ressources informationnelles, et ces communs ne peuvent pas continuer à être l’objet de la prédation capitaliste. Au contraire, il faut les investir avec des logiques différentes, de mise en commun, de développement de gouvernance collective, et finalement la création d’un faisceau de droit : qui a le droit de faire quoi avec ces données ? Il suffit de regarder son profil Facebook, relié à des centaines d’autres, pour s’en persuader : il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle. Et si on parle de la rémunération liée à ces données, il faut arriver au revenu universel et inconditionnel. Pas un des nombreux faux amis qui ont émergé ces derniers temps, je parle bien sûr d’un revenu universel toutes prestations sociales égales par ailleurs et qui serait financé sur la base d’une fiscalité du numérique.