Après la publication des bonnes feuilles de En attendant les robots (Seuil 2019) le 3 janvier 2019, le 9 janvier Le Monde propose une recension signée par Julie Clarini.
Casilli_LeMonde_Attendant les robots
Les petites mains de l’intelligence artificielle
Julie Clarini
Pour Antonio A. Casilli, le remplacement des hommes par des robots n’est que pur fantasme. Derrière le monde virtuel, c’est une nouvelle précarisation du travail humain.
Le livre. Antonio A. Casilli n’emprunte pas par hasard son titre au maître de l’absurde Samuel Beckett. En attendant les robots , son nouveau livre, délivre une magnifique leçon de lucidité. Il y soutient que le grand remplacement à venir, celui des hommes par les robots, n’est que pur fantasme. Avant que n’advienne un monde où l’homme sera obsolète, il va falloir attendre longtemps. Il faudra peut-être même en abandonner l’idée, au risque de moisir sur place. Car ce monde virtuel, où l’intelligence artificielle (IA) se serait substituée à l’intuition et aux savoir-faire humains, n’est que discours.
Bâti pour séduire investisseurs et consommateurs (et sur ce point parfaitement efficace), il ne résiste pas longtemps à l’enquête sérieuse. Derrière chaque plate-forme numérique se cache, en effet, démontre le sociologue, une armada de « travailleurs du clic » invisibilisés, délocalisés, précarisés. Les robots ne font pas disparaître le travail, ils l’occultent et, ce faisant, le reconfigurent dans des formes toujours encore désirables. En réalité, loin de libérer l’homme de la besogne, ils la lui « tâcheronnisent » .
S’il y a un remplacement à l’oeuvre aujourd’hui, explique-t-il, c’est « celui du travail des mains par le travail des doigts – à proprement parler le travail “digital” ». Or quoi de moins virtuel que ces cinq appendices que nous avons au bout de chaque bras ? C’est ainsi que la fameuse disparition du travail, qui fait couler tant d’encre, se résume en réalité, selon le sociologue, à sa « digitalisation » . Pour saisir toute la portée de cette affirmation, il faut avoir à l’esprit que toute machine fonctionnant prétendument par intelligence artificielle possède une composante de travail humain.
Les travailleurs du clic
Le livre débute du reste sur une petite fable, évidemment inspirée du réel, celle d’une start-up spécialisée en IA qui vend une solution de pointe permettant de proposer des produits de luxe à des clients aisés. L’entreprise dit deviner leur préférence « grâce à un procédé d’apprentissage automatique » . Or, il s’avère que, derrière ce discours séduisant, ne se cache aucun algorithme, aucun ingénieur, mais une simple plate-forme qui achemine les demandes vers Madagascar où des personnes (en chair et en os) collectent sur Internet et les réseaux sociaux toutes les informations disponibles pour déterminer les préférences du client.
C’est ainsi, aussi, qu’Amazon supprime les doublons sur ses catalogues, qu’il trie les adresses ou classe en fonction de leur pertinence tous les produits. C’est ainsi également que l’application touristique que vous avez téléchargée vous propose les meilleures suggestions pour votre visite de Londres ou de Kuala Lumpur – en ayant recours à des « travailleurs du clic », postés souvent à l’autre bout de la planète.
Comme le suggère Antonio Casilli, si les machines parviennent à avoir l’air humain, c’est donc bien grâce à une exploitation inhumaine. Grinçant paradoxe que l’ouvrage documente avec force détails et qui permet d’envisager autrement l’utilité du discours sur l’IA : recouvrir du vernis du « progrès » le prix humain et social de ces innovations. Quant à ceux que l’auteur nomme dans l’ouvrage les « poinçonneurs de l’IA » , on les trouve en majorité en Asie (Philippines, Pakistan, Inde…), en Afrique, au Moyen-Orient, mais aussi en Europe (Roumanie) et aux Etats-Unis. Ils se voient proposer, au coup par coup, par des plates-formes qui jouent les intermédiaires, des microtâches (annotation de vidéos, tri de Tweet, retranscription de documents scannés…), micropayées. Celle d’Amazon est baptisée Mechanical Turk en référence à cet automate légendaire, joueur d’échecs costumé en turc, qui cachait, au fond de sa structure, un nain bossu, maître dans l’art du jeu.
La « tâcheronnisation » est peut-être bel et bien l’avenir du travail
Cette délocalisation à portée de clic a engendré une nouvelle division du travail à l’échelle internationale dans laquelle on garantit toujours moins à ceux qui ont déjà moins : « Les nouvelles générations intégrant aujourd’hui les marchés mondialisés du travail connaissent la situation confuse d’être à la fois actives tout en étant exclues de la protection sociale et de la stabilité qui devraient être associées à l’emploi. » La « tâcheronnisation » est peut-être bel et bien l’avenir du travail. Et la progression du digital labor , le retour vers le monde d’avant le salariat, un monde de subordination non protégée.
Quant à notre propre activité sur les plates-formes, notre participation quotidienne, par l’entremise par exemple des réseaux sociaux, il n’est plus question de l’exclure du champ du travail. Tous ces gestes qui participent à la production et au trafic des contenus, même s’ils sont dits « gratuits, bénévoles, amateurs » (« fun »), sont à considérer comme du digital labor , puisque les plates-formes en captent la valeur – essentiellement les data qui seront utilisées ou revendues. Dans le cadre dessiné par Casilli, le clic d’un usager de réseau social participe du « même schéma d’incitations économiques » que celui d’une personne micropayée pour faire circuler des contenus.
L’ouvrage impressionne par sa portée descriptive et sa sagacité dans l’analyse. Isolés, dépendants, prétendument menacés d’obsolescence, partout invisibilisés, les travailleurs du clic peuvent-ils s’organiser ? Que faire ?, s’interroge l’auteur. Deux combats sont envisageables : parvenir à faire appliquer à ces nouvelles formes de labeur les normes de protection du travail salarié (stabilité, conditions de travail, etc.), ou envisager une gouvernance commune des données. La lecture d’ En attendant les robots est, quoi qu’il en soit, comme le souligne la sociologue Dominique Méda, qui en signe la postface, une invitation à « résister » .