A l’occasion de la parution d’un dossier sur le travail des plateformes, j’ai accordé un entretien à la journaliste Catherine Quignon (Le Monde).
« L’intelligence artificielle favorise l’accélération du microtravail »
Le professeur de sociologie Antonio Casilli explique au « Monde » que le nombre de personnes travaillant sur des plates-formes numériques a augmenté pendant la crise sanitaire, amorçant une nouvelle forme de précarisation.
Antonio Casilli est professeur de sociologie à Télécom Paris, grande école de l’Ixnstitut polytechnique de Paris, et codirigeant de l’équipe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor) sur le travail en ligne. Il explique l’essor du microtravail sur les plates-formes.
Quel est le profil des microtravailleurs ?
En France, notre équipe de recherche a dénombré près de 15 000 personnes qui se connecteraient chaque semaine sur les plates-formes de microtravail – plus de 50 000 au moins une fois par mois –, et plus de 260 000 microtravailleurs seraient inscrits mais pas ou peu actifs. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces personnes sont souvent diplômées.
Le profil des inscrits reflète aussi l’évolution des plates-formes. Depuis plusieurs années, la frontière s’estompe avec les sites de free-lance classique. Certaines plates-formes de microtravail recherchent des compétences assez avancées sur des missions mieux payées, autour de 15 dollars de l’heure. Parallèlement, on voit des plates-formes de free-lance se mettre à proposer des microtâches, comme taguer des images. Cela reflète une forme de paupérisation du travail indépendant.
Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur le microtravail ?
Plusieurs plates-formes annoncent qu’elles ont vu leur activité augmenter avec la crise sanitaire, mais on suppose qu’il s’agit d’abord d’une augmentation des personnes qui s’inscrivent. L’une des plus importantes au monde, Appen, déclare avoir vu son activité croître de 30 % depuis avril 2020. De son côté, Clickworker dit avoir atteint les 2 millions de travailleurs inscrits sur sa plate-forme. Preuve que la crise sanitaire est aussi une crise de l’emploi.
Parallèlement, il semble que certaines entreprises ont plutôt tendance à vouloir réinternaliser ce processus de microtravail, à cause du risque de fuites de données. On se souvient des controverses autour des assistants vocaux en 2019, lorsque les médias ont révélé que des armées de microtravailleurs écoutaient et retranscrivaient des conversations. On suppose que ces fuites ont pu contraindre les entreprises à renoncer à se tourner vers des sous-traitants, mais il reste difficile de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène.
L’intelligence artificielle va-t-elle tuer le microtravail ?
Contrairement aux idées reçues, l’intelligence artificielle favoriserait plutôt l’accélération du microtravail. On aurait pu croire que, une fois entraînées, les machines pourraient progresser toutes seules mais, en fait, elles ont constamment besoin d’être réentraînées. Car la réalité du terrain, le comportement des consommateurs, la manière de parler en ligne… changent constamment. Lorsqu’on tapait « corona » en 2018 dans Google, la première réponse affichée par le moteur de recherche était « bière ». Fin 2019, des millions de personnes se sont mises à rechercher le terme « coronavirus ». Il a fallu l’intervention humaine de milliers d’employés pour vérifier et rectifier les résultats du moteur de recherche. Preuve que plus il y a d’intelligences artificielles, plus il y a besoin d’êtres humains derrière pour les rééduquer.