Une enquête sur les travailleurs de force du CLIC
Nous pensons généralement que le travail numérique est externalisé dans des machines, et que c’est là sa principale caractéristique.
Eh bien en cela nous avons tort, tant il existe sans que nous le sachions aux Philippines, au Mozambique ou en Ouganda, par exemple, des régions entières où les personnes se consacrent à faire ce que l’intelligence artificielle est supposée faire sans s’en montrer toutefois capable. Il suffit de regarder fonctionner le service lancé en 2005 l’Amazon Mechanical Turk, le Turc mécanique d’Amazon, pour s’en convaincre. Celui-ci recrute dans le monde entier des travailleurs du clic qui se consacrent à de micro-tâches comme identifier et classer des sons et des images, renommer des fichiers, faire des requêtes sur des sites dédiés ou produire des commentaires courts. Dans l’économie de la data qui se cesse de prendre de l’ampleur, on évalue en effet la valeur d’un like sur Facebook de 0,0005 dollar minimum à 174 dollars, la valeur d’un tweet quant à elle se situant entre 0,001 et 560 dollars.
Or ces « poinçonneurs de l’IA », pour reprendre l’expression du sociologue Antonio Casilli qui étudie ce phénomène de grande ampleur dans son ouvrage En attendant les robots, seraient donc comme « des milliards de petites mains qui, au jour le jour, actionnent la marionnette de l’automation faible ». Ce phénomène issu de l’émergence concomitante des plateformes mondiales et de la gig economy, notre sociologue choisit de le qualifier en tant que digital labor. Labor pour signifier une main d’œuvre qui ne peut être assimilée à un emploi salarié (dans ce cas c’est le mot work en anglais qui aurait été privilégié). Et « digital » parce qu’il s’agit bien d’une besogne que réalise le doigt, en transformant des masses d’informations à faible valeur ajoutée en données négociables sur les marchés mondiaux.
Ce livre révélateur et fort bien documenté, contredit au moins deux croyances trop souvent partagées s’agissant de l’avenir du travail : d’une part sa fin telle que la prédit Jérémy Rifkin, qui apparaît dès lors comme une vue de l’esprit.
D’autre part le mythe de l’automatisation totale, qui apparaît comme inatteignable. Car celles et ceux qui fournissent le carburant aux systèmes de traitement des données, se sont certes les cliqueurs précarisés de l’hémisphère sud mais également les « produsagers », utilisateurs de Facebook ou d’Instagram, c’est-à-dire vous et moi et beaucoup d’autres. Il en sera de même pour les automobiles dites « autonomes », qui nécessiteront quand même un « opérateur de véhicules » que vous, anciens pilotes, serez bientôt.
Cette recherche héritière de la tradition « opéraïste » italienne, a aussi le mérite de lever le voile sur l’immensité du marché du fake qu’alimente l’activité à moitié secrète des « fermes à liens, les click farms. Celles-ci, chargées d’optimiser le nombre de followers d’une marque ou simplement d’entretenir le buzz, représentent un immense marché. Selon l’auteur on estimait déjà qu’en 2013 « la vente de faux followers sur Twitter représentait un chiffre d’affaires de 360 millions de dollars par an, alors que sur Facebook, les faux clics auraient généré 200 millions. » Aussi, dans une série de pages particulièrement saisissantes pour les utilisateurs de Uber, on comprend mieux pourquoi près des deux tiers de la journée d’un conducteur consiste en réalité à mettre à jour son profil, à entretenir la relation client, à sélectionner les bonnes courses et à refuser adroitement les autres, pour tenter de limiter les « dead miles » (les « kilomètres morts »). Casilli d’évoquer alors des stratégies de « rétro-ingénierie de la plateforme » de la part des chauffeurs.
A la lecture de ce livre deux sentiments l’emportent devant cette économie de la microtâche qui s’annonce. L’un qui l’emporte est certes pessimiste, qui consiste à « condamner à la précarité une partie de la force de travail globale, tout en assujettissant l’autre à un loisir producteur de valeur », pour employer une autre formulation critique de l’auteur. L’autre serait plus optimiste malgré tout : car travailler sans le savoir, produire de la valeur sans en avoir l’air, en se distrayant grâce à des interfaces « gamifiées », ou agglomérer subrepticement des collectifs de connaissances susceptibles à terme de constituer des savoirs partageables à l’infini, ne serait-ce pas entrevoir la possibilité de nouvelles formes d’organisation du travail, contributives et capacitantes, défaites des rapports de subordination du salariat traditionnel ?
Réf.
Antonio Casilli (2019), En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, Seuil, Paris.