Comment internet nous met au travail : Rencontre avec Antonio Casilli.
Hélène FROUARD. Sciences humaines, mai 2019, n°314, pp. 30-33
A 12 ans, il tapait ses premières lignes de code informatique tout en jouant à Donjons & Dragons. Aujourd’hui il est un spécialiste reconnu de la sociologie de numérique…. Né en Italie dans un milieu populaire, attiré par la mouvance anarchiste et la pensée ouvriériste, Antonio A. Casilli commence son parcours par des études d’économie à la prestigieuse université Bocconi de Milan. Durant sa tesi di laurea (équivalent du Master 2) il écrit son premier livre, La Fabrique libertine (La Fabbrica libertina: de Sade e il sistema industriale, Manifesto Libri, 1997). Inspiré par une idée de Roland Barthes, Antonio Casilli s’y amuse à relire l’œuvre du Marquis de Sade à l’aune d’Adam Smith et de Marx. C’est dans cette même université qu’il avait découvert, quelques années auparavant, le premier serveur web accessible en se connectant à distance au CERN. Ceci allait le conduire à entreprendre un terrain d’étude sur la violence communicationnelle dans les entreprises qui développent les premiers tchat, mails, outils multimédias etc. Il en tire l’ouvrage Stop au harcèlement (Stop mobbing. Resistere alla violenza psicologica sul luogo di lavoro, 2000, editions Derive Approdi), qui s’accompagne d’un travail militant et associatif. Le thème le sensibilise aux problèmes de souffrance psychique et de santé . Antonio Casilli décide alors de venir à Paris rédiger sa thèse de sociologie sur le corps dans la culture numérique sous la direction de l’ historien George Vigarello. Il y aura ensuite une recherche sur les sites pro-ana (pro-anorexie). En 2010, le chercheur est finalement recruté à Télécom ParisTech. Il y retrouve d’autres personnalités atypiques, notamment des représentants de l’école française de la sociologie des usages ou de chercheurs issus des Orange Labs. Aujourd’hui Antonio Casilli publie au Seuil, un nouvel ouvrage. Intitulé En attendant les robots, il est l’occasion d’une réflexion originale et détaillée sur les nouvelles formes de travail qui se cachent derrière Twitter, Uber ou les chatbot.
SH- Dans votre dernier livre, vous vous intéressez au travail humain qui se dissimule dernière nos activités numériques. Ce travail n’est-il pas réalisé par des algorithmes et des robots ?
Antonio A. Casilli – La thèse centrale de mon livre est précisément de montrer qu’il n’y a pas de grand remplacement technologique ou automatique du travail humain, contrairement à ce que certains disent. Pour une simple raison : les machines n’ont pas les compétences de sens commun qu’ont les humains. Une machine ne peut distinguer un chat d’un chien qu’à partir de plusieurs centaines de milliers ou millions d’exemples préalablement enregistrés. Et si une nouvelle question lui est posée, il faudra à nouveau l’entrainer. Plus vous injectez de solutions intelligentes sur le marché, plus vous avez besoin de les entrainer d’abord, de les valider ensuite. Prenez l’exemple des enceintes connectées à qui l’on peut demander, de chez soi, de commander un hamburger ou de trouver le médecin le plus proche. La première a été lancée aux Etats-Unis. Si son concepteur veut l’installer en France, il doit lui apprendre à répondre à une nouvelle langue et de nouvelles exigences (par exemple des commandes de crêpes plutôt que de burgers). Elle doit donc réapprendre à faire ce qu’elle faisait avant dans une autre langue, et s’habituer à la variabilité des accents, des expressions etc. Or ce travail très concret engage de nombreuses personnes. Le mythe de l’intelligence artificielle qui remplacerait l’homme est une illusion.
SH – Concrètement, comment se fait ce travail humain nécessaire au fonctionnement de l’intelligence artificielle ?
AC- Il se fait par le micro-travail ou travail des foules (crowdworking), que j’appelle pour ma part la micro-tâcheronnisation. Cela consiste à externaliser des taches extrêmement fragmentées, qu’on confie à des personnes le plus souvent rémunérées à la pièce. Reprenez l’exemple de l’enceinte connectée : on va d’abord faire enregistrer à de nombreuses personnes la phrase « fais moi un café » via des plates-formes de micro-travail. Chaque travailleur sera payé quelques centimes pour enregistrer la phrase. Ensuite la machine va réaliser une première transcription, mais il faut la vérifier : voici à nouveau des microtâches à réaliser. Je prends un autre exemple : lorsque vous utilisez une plate-forme proposant des vidéos, des micro-travailleurs ont préalablement été pour regarder chacun 10 secondes et l’indexer, en mettant par exemple « vidéo en français, sketch drôle » ou « vidéo en anglais, enregistrement dans un laboratoire de recherche ».
SH- Ce sont ces microtâches que vous appelez travail du clic ?
AC- C’en est une première forme. Il en existe deux autres. D’abord celle incarnée par des applications comme Uber ou Deliveroo. Il s’agit d’un travail à flux tendu, très local et très visible : nous voyons autour de nous les livreurs ou les chauffeurs. Mais derrière la partie tangible, ostensible – la livraison d’une pizza, le transport d’un passage – il y a tout un travail invisible. Une plate-forme comme Uber tire la plus grande part de sa valeur non pas du transport des passagers lui-même, mais des données numériques produites par les utilisateurs de l’application, chauffeurs ou passagers. Un chauffeur passe jusqu’à 2/3 de son temps à aller chercher un client, se rendre sur zone etc. Pendant ce temps, il n’est pas payé. En revanche la plate-forme utilise les données numériques qu’il produit. De même lorsque 10 chauffeurs effectuent le même trajet, Uber calcule grâce aux évaluations laissées par les passagers quel est celui qui a conduit le mieux, puis analyse son parcours et son mode de conduite. Cela va optimiser les tournées de véhicules pour ses voitures dites « autonomes ». Ces données de connexion à l’application sont donc une forme de travail.
SH Notre usage des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter peut-il aussi être assimilé à du travail ?
AC- Oui, à mon sens. Pensez au cas où nous ajoutons un hashtag sur Instagramm ou Twitter. Pour vous et moi, c’est une tâche gratuite dont la rémunération se fait par des incitations variées, ludiques. Même chose lorsqu’on remplit sur Google un re-Captcha pour prouver qu’on n’est pas un robot : ces Captcha permettent à Google d’indexer du contenu, de retranscrire des livres ou trier des images. Elles ont donc une valeur. Nous travaillons aussi lorsque nous ajoutons de la production de contenu, par exemple une image ou une vidéo en ligne. Et enfin, bien sur, nos métadonnées sont exploitées par les plates-formes. Certes, une partie de la communauté universitaire s’oppose à la définition de ces activités comme du travail : ces chercheurs parlent plutôt de participation heureuse, d’amateurisme harmonieux. A l’inverse, d’autres universitaires dénoncent une forme d’exploitation de travail gratuit. Pour ma part, je considère qu’il s’agit bien de travail, mais qu’il n’est pas gratuit ! Car à coté, ou plutôt derrière nous, il y a de nombreux travailleurs qui permettent à ces plates-formes de fonctionner : des modérateurs, des débogueurs, ou encore des travailleurs des fermes à clic. Ce sont des personnes, qui travaillent au Pakistan, en Indonésie etc. pour faire la même chose que nous, mais en réponse à une commande. Leur activité consiste à cliquer sur les contenus proposés – tel compte Instagram, telle page Facebook. En Inde, par exemple, un clic est rémunéré 0,008 centimes de dollar. On voit bien qu’il y a une continuité entre notre clic non rémunéré et le clic micro-rémunéré : entre les deux, il n’y a que la frontière d’une rémunération presque nulle.
SH- Pour décrire l’ensemble de ces formes de travail disparates, vous utilisez l’expression anglo-saxonne de « digital labor », plutôt que « travail numérique ». Pourquoi ?
AC- En France on utilise le mot numérique. Il évoque l’idée de calcul et de savoir expert : cela renvoie à la dimension savante de la discipline informatique. Or le travail que je décris ne présuppose pas d’expertise particulière. Au contraire, les travailleurs du clic sont dépourvus de compétences spécifiques. De façon contre-intuitive, ce sont même les tâches les plus complexes qui sont dévolues aux machines, et les hommes qui prennent en charge les tâches les plus simples comme enregistrer une phrase, cliquer sur les images contenant un feu rouge etc.… C’est donc moins un travail de l’esprit que du doigt. D’où ma préférence pour le mot digital. Quant au mot labor, il permet – ce que n’autorise pas le mot français travail – de se démarquer du travail en tant que « job » c’est-à-dire entendu comme identité professionnelle, et du travail en tant que «work » c’est à dire désignant le geste productif qui modifie notre rapport au monde. L’expression de « digital labor » permet ainsi de mettre en évidence la réalité très matérielle de ce travail.
SH- Pouvez vous estimez son ampleur ?
AC – Les estimations du digital labor varient selon ses modalités. Rien qu’en France, les personnes travaillant sur les applications à la demande seraient 40 000 selon l’IGAS. Et le nombre de personnes qui « travaillent implicitement » puisqu’ils produisent de la valeur sur Facebook ou Google, c’est de l’ordre de 55 millions d’internautes. En revanche, il est beaucoup plus complexe de mesurer le nombre des micro-tâcherons.
Avec mes collègues de l’équipe DiPLab, je viens de mener une enquête en France, qui aboutit à des estimations d’environ 15 000 travailleurs du clic très actifs, 50 000 réguliers, et 266 000 occasionnels[1]. A l’échelle mondiale, on parle de millions de personnes. Mais ce travail est invisibilisé. C’est là un point très important. Cette invisibilité est construite de plusieurs façons. D’une part les plates-formes privilégient une rhétorique qui éloigne volontairement l’usage de l’univers du travail : on parle d’amateurisme, de participation, de sharing économy, de collaboration etc. D’autre part, ce travail est invisibilisé en étant fragmenté , tâcheronnisé, réduit à des micro-tâches. Par exemple lorsque vous remplissez un Re-captcha vous ne voyez pas que c’est un travail. Enfin, il y a un phénomène d’externalisation et de délocalisation de ce travail. Des pans entiers de population sont mis au travail dans cette économie, mais nous ne les voyons pas car ils vivent dans d’autres pays comme l’Inde, l’Indonésie, la Tunisie, Madagascar etc. Et en Europe même, les travailleurs rémunérés pour des microtâches sont difficilement visibles. C’est souvent une main d’œuvre qui a du mal à avoir accès au marché du travail, par exemple les femmes, qui vont accomplir du travail de clic dans leur temps libre, une fois que leur travail domestique est achevé. Ce digital labor se fait donc hors des modalités classiques de la relation d’emploi.
SH – On est donc loin du rêve d’une libération du travail grâce à la machine ?
AC- Absolument. J’ai été formé intellectuellement dans la mouvance de l’ouvriérisme, qui émerge en Italie dans les années 1960 avec une figure comme Toni Negri. Le capitalisme y était pensé comme une forme d’assujettissement omniprésent, dans l’usine comme dans les rues, dont on ne pouvait sortir qu’en « refusant le travail ». Cela s’accompagnait aussi parfois d’évocations assez fantaisistes d’un régime de « pleine automation » qui nous aurait émancipés en nous débarrassant du devoir de produire. D’une certaine façon, je fais le deuil de tout cela dans ce livre : il me semble que la prophétie de l’automation complète qui nous libérerait du travail est fausse. Au contraire, on observe de plus en plus de personnes précarisées – ce qui est d’ailleurs paradoxal alors que parallèlement, le travail salarial se développe dans les pays du Sud. Pensez que Twitter par exemple ne compte officiellement que 3372 salariés : la partie la plus importante de sa valeur est pourtant produite par ses centaines de millions d’utilisateurs, qui publient de l’information, des fermiers du clic qui la font circuler, des modérateurs qui la trient, etc. L’idée d’une machine autonome qui rendrait caduque le travail humain est un horizon vers lequel on avance peut-être… mais qu’on n’atteint jamais.
SH Cette forme de précarité que vivent les travailleurs du clic vous semble-t-elle une nouveauté ?
AC- Non, elle recompose des éléments qu’on trouvait précédemment. D’une part elle réactualise les formes de travail de la première industrialisation : les ouvriers qu’on qualifiait de « tâcherons » ou des « piéçards » travaillaient de façon indépendante sur des projets, par exemple bâtir un mur, produire des sacs, etc. Le sociologue Claude Didry parle à cet égard de marchandange. Mais petit à petit ce marchandage a été déclaré hors la loi et remplacé par le travail salarié encadré formellement. Par définition, celui-ci est une forme de subordination protégée : il implique un lien de subordination, mais complété par une protection sociale généralisée. Or la situation actuelle sur les plates-formes numériques réunit le pire des deux : une subordination qui devient plus sournoise, se manifeste à travers des appels à l’action, des pastilles, des incitations permanentes à consulter les sites, participer, cliquer dessus, et à coté des formes de marchandage et de travail à la pièce.
SH – Votre parcours de chercheur et de militant vous conduit-il à réfléchir à des solutions pour améliorer ces formes de digital labor ?
AC- Effectivement, la grande question, c’est comment en sortir ? Il faut d’abord mettre fin au fantasme de l’automatisation complète car cette illusion de la fin du travail dans un avenir proche, empêche les travailleurs des plates formes de se constituer en classe, de se reconnaître comme une force sociale, de construire des formes de solidarité active. Ils pensent faire un travail éphémère qui n’a pas à être rémunéré car il n’a pas de noblesse, pas de qualité. Si les travailleurs du clic arrivaient à se débarrasser de cet horizon dystopique de l’automatisation complète, ils pourraient comprendre que leur travail a une stabilité historique destinée à durer. Cette prise de conscience, nécessaire, n’est toutefois pas suffisante. Il y a ensuite un éventail de stratégies possibles. D’une part il faut lutter par la syndicalisation, la réglementation, pourquoi pas en empruntant la voie judiciaire, pour obtenir la reconnaissance formelle de certaines formes de travail. C’est le cas par exemple lorsque des chauffeurs sont requalifiés comme salariés après un procès. Mais cela ne répond pas à la captation des données et à l’entrainement des algorithmes. C’est pourquoi il faut réfléchir à une deuxième piste : le développement du coopératisme de plates-formes, c’est à dire la mise en place d’un système de propriété collective et de gestion collective des algorithmes. Enfin la troisième idée, cette fois radicalement utopique mais sur laquelle je travaille beaucoup avec des collègues et compagnons de route, notamment dans des associations comme la Quadrature du net ou le Coop des communs, c’est l’idée de développer des communs numériques : il s’agit de mettre en place des modèles de gouvernance dans lesquels la gestion des ressources est faite par ceux qui les produisent ou les utilisent, en dehors de tout système de propriété. Je pense par exemple, à la plate forme MiData : les données de santé y sont collectées pour être mises à la disposition des patients ou des professionnels de santé, mais sans être vendues à assureurs et industries pharmaceutiques. Car paradoxalement, pour mieux protéger les données personnelles, il faut en reconnaitre la valeur collective, ce qui veut dire mettre en place des formes de rémunération qui ne soient pas individuelles. Si on reste dans la rémunération individuelle de nos données, de nos clics et de nos infos, telle qu’elle est proposée par certains think tanks de centre-droite, on se retrouve dans un micro-tâcheronnage généralisé.
SH- Etes-vous optimiste pour l’avenir ?
AC- Je vais vous répondre par une
formule de Gramsci : il faut allier le pessimisme de la raison, et l’optimisme
de la volonté.
[1] Clément Le Ludec, Paola Tubaro et Antonio C. Casilli, « Combien de personnes micro-travaillent en France ? Estimer l’ampleur d’une nouvelle forme de travail», i3 Working Papers Series, 2019, 19-SES-02.