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Version intégrale de l’auteur :
Lettre à l’Europe d’Antonio Casilli : « Ton numérique est encombré de mirages »
Chère Europe,
Tu promets des technologies « vertueuses » et respectueuses de la société et de l’environnement. Bien sûr, sur le plan législatif, des avancées considérables ont été inspirées par tes institutions. En cherchant à composer avec les exigences de tes citoyens et de tes marchés, tu as su définir d’ambitieuses mesures de protection des libertés numériques et d’intégrité des données personnelles, comme le RGPD.
Mais ton positionnement en champion du numérique « respectueux des droits » se heurte à un problème de taille, à savoir ton attitude ambigüe vis-à-vis des sociétés qui vont répondent au nom de GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft). L’obsession de vouloir en même temps imiter et défaire les oligopoles américains représente la panne fatale de tes politiques économiques. Ton numérique à toi est encombré de mirages et de dualismes. Les géants de la tech seraient d’une part en train de t’envahir, et il faudrait donc s’en défendre ; mais ils seraient aussi des interlocuteurs politiques à part entière, dont tes États et tes institutions européennes attendraient tout salut. La première posture prévaut quand tu instaures des politiques protectionnistes, telle la récente et très controversée directive sur le droit d’auteur qui cherche à mettre à contribution les intermédiaires numériques d’outre- Atlantique. Ta priorité devient alors de tout mettre en place pour encourager la création de « géants du numérique » européens, homologues des oligarques de la Silicon Valley. La seconde attitude est exemplifiée par le règlement « relatif à la prévention de la diffusion en ligne de contenus à caractère terroriste » proposé à ta Commission Européenne en septembre 2018. Dans ce texte, tu te tournes vers les grandes plateformes pour leur déléguer de manière inconsidérée la modération de « contenus terroristes ». Tu leur accordes par la même occasion un chèque en blanc pour circonscrire la liberté d’expression de tes citoyens.
A force de plonger leur regard dans l’abîme que sont les GAFAM, ton opinion publique et tes élus finissent par en épouser implicitement l’arrogance, l’impérialisme culturel, le nihilisme marchand. Ce mélange de protectionnisme économique et de culte du cargo californien finit par s’harmoniser avec l’une de tes pires dispositions, à savoir ton repli réactionnaire et identitaire. Nulle part cela n’est mieux exprimé que dans ton effort régalien d’articuler les outils numériques avec les politiques anti- immigration. La militarisation de tes frontières méridionales ainsi que les tentatives récentes de remise à plat du principe de libre circulation des personnes, assimilent les réfugiés et les migrants à une menace. Les murs de la Forteresse Europe sont alors érigés grâce à des systèmes de surveillance numérique des frontières et par le truchement de bases de données pour le traçage des flux migratoires, tels SIS, VIS, FADO ou Eurodac. Les 34 000 morts et disparus en Méditerranée depuis 2014 attestent du fait que ce qui arrive aujourd’hui est une violation massive des droits de l’homme et de la femme. Les acteurs européens qui fournissent des solutions techniques à ces politiques d’enfermement et d’exclusion de masse, portent une lourde responsabilité à cet égard.
Mais c’est aussi aux dépens des libertés et de l’autonomie de tes propres citoyens que tes politiques numériques des dernières années ont été développées. Au nom de vagues d’émergences et d’états d’exception permanents, une surveillance massive des populations s’est généralisée. A partir de 2013, la France et le Royaume-Uni se sont dotés d’outils législatifs comme la Loi Renseignement ou le Snoopers’ Charter, qui normalisent l’inspection profonde de paquets sur les réseaux, le traçage permanent des citoyens sur les médias sociaux et la création de « boites noires algorithmiques ». Le tout en se passant des garde-fous juridiques traditionnellement présents dans nos pays. Là aussi, l’obsession GAFAM joue un rôle clé. Les accords entre tes États et les entreprises qui se servent de ces technologies à des fins de surveillance et de répression se multiplient, du déploiement de drones Predator à des fins d’ordre public en Italie au contrat de la DGSI française avec Palantir, multinationale de la surveillance du sulfureux Peter Thiel.
Comment sortir de ce numérique autoritaire ? Non pas en imaginant de reproduire le modèle Silicon Valley de ce côté de l’Océan, mais au contraire en encourageant, par un cadre règlementaire européen, des solutions concrètes. Pour ce faire, trois leviers doivent être envisagés. D’abord, un moratoire sur les politiques intérieures et extérieures de surveillance numérique des dernières années. Quand la sécurité de tes populations est réalisée au moyen de solutions technologiques conçues pour la coercition des populations mêmes, c’est la légitimité démocratique de ces outils qui est à mettre en question. Un numérique inclusif ne signifie pas seulement que le plus grand nombre de personnes auront accès à des technologies qu’elles ont choisies, mais surtout que le plus petit nombre de personnes possible subisse des technologies non choisies.
En second lieu, en articulant une fiscalité numérique bien avisée et des politiques de redistribution et de développement durable, tu peux espérer que tes technologies soient aussi des outils de justice économique et environnementale. La voie d’une fiscalité numérique européenne a été indiquée dans l’expertise rendue à Bercy en 2013 par Pierre Collin et Nicolas Colin. Au lieu de taxer les plateformes numériques sur la base de leurs profits, ce rapport suggérait de lever l’impôt sur les données captées par les entreprises de la tech à partir du « travail gratuit » de leurs usagers sur le territoire national. On peut envisager à l’échelle continentale une mesure de ce type, dont les recettes pourraient servir à financer des politiques publiques en lien avec le numérique : programmes d’éducation et de formation aux technologies, incitations pour réduire l’impact environnemental du numérique, aides sociales voire même un revenu universel européen en lien avec les usages numériques.
Ces politiques permettaient aussi de nous soustraire à la dépendance aux outils des grands plateformes internationales, non pas au nom d’un protectionnisme qui vise à faire émerger leurs homologues européens, mais au nom de la recherche d’alternatives citoyennes. C’est là que le dernier levier du numérique européen serait activé : en encourageant des usages technologiques désintermédiés, distribués et participatifs. Bref, en promouvant une innovation faite de structures développées en commun.
Je comprends que, dans le contexte actuel, ces prospectives d’action peuvent te sembler des vœux pieux. Pour aider ces projets à se généraliser, tu auras besoin d’un cadre législatif éloigné de toute focalisation sur les GAFAM, ainsi que d’une volonté politique qui cesse d’osciller, tel un pendule, entre une extrême-droite souverainiste et une droite extrêmement néo-libérale. C’est à ces conditions seulement que tu pourras d’abord penser, ensuite réaliser, ces impossibilités comme si elles tenaient du possible.