En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic
Par Michel Héry
Face aux débats consacrés à l’avenir de l’intelligence articielle, Antonio Casilli fait clairement le pari que ce sont les formes les plus faibles qui se développeront le plus massivement, en raison des limites techniques de l’apprentissage des machines. Il fait même référence à la notion d’intelligence artificielle « artificielle » tant l’intervention humaine lui apparaît importante dans les processus d’acquisition de la connaissance pour ces techniques.
C’est le fruit de ce qu’il désigne sous le terme de digital labor qui consiste notamment à alimenter les dispositifs d’intelligence artificielle en données préalablement traitées par l’homme.Cette notion de digital labor recouvre la mise en données des activités humaines qui a pour effet de réduire le travail à la réalisation d’une succession de tâches unitaires fortement prescrites et normalisées, qui pourront être effectuées par des tâcherons, localisés dans le monde entier grâce à l’essor des technologies de l’information et de la communication.
Le digital labor devient alors un outil mis au service d’une automatisation organisée par des intelligences artificielles faibles nourries ainsi par une quantité énorme de contributions humaines. À ce titre, l’auteur englobe sous la notion les fermes à clics où des milliers de travailleurs pauvres effectuent des tâches liées aux technologies de l’information et de la communication, dont la plupart d’entre nous pensent à tort qu’elles sont automatisées, mais aussi le travail gratuit des consommateurs, la réalisation à distance de petits travaux par des indépendants payés à l’unité quelques fractions de cents ou quelques cents (annotation de vidéos, tri de tweets, modération de contenu des réseaux sociaux, etc.). L’auteur identifie trois types de digital labor : l’activité à la demande (mise en relation de demandeurs et de fournisseurs de prestations, via une plate-forme d’intermédiation comme Uber ou Deliveroo), le microtravail (Amazon Mechanical Turk qui consiste à mettre en relation un requérant et un indépendant qui effectuera des microtâches, la plate-forme facturant au requérant la mise en relation)et le travail social en réseau (avec en particulier la fourniture de contenus pour les réseaux sociaux effectuée le plus souvent gratuitement et valorisée financièrement à leur prot par les plates-formes).Ces trois types de travail ont en commun que la valeur produite est captée par les plates-formes au détriment des travailleurs indépendants, des tâcherons, des contributeurs volontaires non rémunérés.
Cette valeur est identifiée sous trois formes différentes par l’auteur :— valeur de qualification : elle est issue du travail effectué par les usagers, elle permet aux plates-formes d’améliorer leur architecture technique ;— valeur de monétisation : elle correspond au ciblage publicitaire des usagers dont les données sont revendues directement ou indirectement à des annonceurs ;— valeur d’automation : elle recouvre l’entraînement des algorithmes ou la constitution des bases de données utilisées dans le cadre du deep learning pour l’intelligence artificielle.Au bilan, ce à quoi on assiste à travers le développement du digital labor, ce n’est pas tant à la disparition du travail qu’à son « invisibilisation » : à travers, par exemple, le déplacement du salariat des pays développés vers le travail à la tâche des travailleurs des pays du Sud, la contribution volontaire etgratuite des usagers à la fabrication de contenus valorisés ensuite par des plates-formes auprès des publicitaires.
En somme, à travers une transformation progressive des modes de production, la captation de la richesse par les plates-formes de tous types aboutit à la précarisation et à l’exclusion sociale, au Nord comme au Sud. Cette nouvelle forme d’organisation de la production a un effet transformateur profond sur l’économie en ce sens que beaucoup d’entreprises issues du secteur traditionnel commencent à adopter le modèle : il existe par exemple des plates-formes industrielles qui vont coordonner la réalisation des biens en s’interposant à travers leurs algorithmes dans les relations entre acteurs du secteur et en prélevant au passage une partie significative de la plus-value.
Dans le même temps, on voit se développer l’hyperemploi qui contraint les travailleurs à être mobilisables à tout moment, y compris dans la sphère privée pour effectuer des travaux qui échappent à la codification habituelle du travail (rapport de sujétion, règles de lieu et de temps). Au bilan, il y a multiplication des formes de dépendance, avec la création d’une zone grise entre salariat et professions indépendantes. Cela induit une situation de dépendance bien identifiée des travailleurs par rapport aux plates-formes (règles à appliquer, flexibilité à sens unique nourrie par le risque de déconnexion, rémunération faible, absence ou carences des systèmes de protection sociale) qui est niée par ces dernières. On assiste à des tentatives des plates-formes de verrouiller juridiquement les « conditions générales d’utilisation » pour bénéficier d’un réservoir d’emploi captif avec toutes les subordinations possibles, tout en ne risquant pas une requalification de l’emploi.
Un des grands atouts du livre est la capacité de l’auteur de donner à voir des phénomènes généraux à travers la diversité des situations qu’il décrit, diversité elle-même liée aux multiples formes d’influence des technologies de l’information et de la communication dans la production de biens et de services. Si révolution il y a, ce n’est certainement pas dans la technologie et notamment pas dans l’intelligence artificielle, mais bien dans les modes d’organisation du travail, cette révolution ne s’inscrivant pas dans une logique de progrès ni d’émancipation.