Dans Les Echos (8 févr. 2019)

Dans Les Echos, un compte rendu de mon ouvrage En attendant les robots (Seuil, 2019).

L’IA ne menace pas le travail, mais le salariat

REMY DEMICHELIS

LIVRE. Dans son dernier ouvrage, le sociologue Antonio Casilli explore une face méconnue de l’intelligence artificielle : celle du travail humain qu’elle requiert. Mais pas celui des ingénieurs, celui de millions de tâcherons.

Derrière les robots se cachent parfois… des humains. De la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe, un automate connu sous le nom de « Turc mécanique » a ainsi dupé les grands de ce monde : il pouvait soi-disant jouer (très bien) aux échecs. Sauf qu’il dissimulait un humain qui le manipulait. Aujourd’hui, Amazon Mechanical Turk revendique la filiation en proposant de prendre en charge toutes les menues tâches pour lesquelles il est encore besoin de l’intelligence humaine.

Toutes plates-formes confondues, ce sont des millions (5,8 millions pour les microtâches) de tâcherons du clic qui s’activent ainsi à modérer des contenus, les classer, les noter. Soit ils se font passer pour des robots, soit ils entraînent des algorithmes d’apprentissage automatique. Leur rétribution moyenne est de deux dollars de l’heure, avec l’espoir lointain et illusoire de rémunérations plus importantes et d’une liberté vis-à-vis de l’employeur.

« Leur ‘soif de liberté’ […] n’a manifestement pas plus de chances d’être étanchée que leur quête de stabilité dans l’emploi d’être atteinte » , écrit le sociologue Antonio A. Casilli.

Il perçoit ce phénomène comme consubstantiel de l’exploitation des données produites par les internautes qui, eux, ne sont pas rémunérés malgré la valeur qu’ils peuvent générer, mais aussi de l’externalisation : quand le site leur demande de prendre en charge une tâche autrefois effectuée par l’entreprise. « L’automation consiste principalement en de la plateformisation et la plateformisation essentiellement en de l’outsourcing. »

Il plaide ainsi pour que le droit intègre pleinement ces travailleurs du clic, qu’ils soient conscients ou non d’effectuer une tâche pour la plate-forme. Quant à la rémunération des personnes, elle peut passer autant par une rétribution directe qu’un « revenu social numérique » , il faudra dans tous les cas mieux garantir la portabilité des données pour que l’usager puisse revendiquer plus de liberté.

« En attendant les robots », Antonio Casilli, Seuil, 2019, 400 pages, 24 euros.