Je me suis entretenu pendant une heure et trente minutes avec la journaliste Laura Raim. La vidéo est disponible sur le site Hors Série (sur abonnement).
Les forçats du clic
Laura Raim
Je fais partie de cette catégorie de gens qui ont le permis mais qui ne savent plus conduire. A force de ne jamais pratiquer, je n’ai acquis aucun réflexe. Et plus le temps passe, plus j’ai peur de réesssayer. Je pense qu’on peut désormais parler de « blocage psychologique ». Vous imaginez donc la lueur d’espoir qu’ont suscitée les nouvelles sur l’arrivée imminente des voitures autonomes, qui promettaient de me délivrer de ce handicap un peu honteux.
Je ne lui en veux pas, mais Antonio Casilli a brisé ce rêve. Dans son ouvrage, En attendant les Robots. Enquête sur le travail du clic ( Seuil), le sociologue démonte implacablement le grand bluff idéologique du mythe du « grand remplacement technologique ». On découvre que l’intelligence artificielle est moins l’affaire d’une poignée de génies des mathématiques en blouse blanche confectionnant des supercalculateurs de 200 pétaflops dédiés au « deep learning », que de millions de « tâcherons » du numérique, « mélange de stagiaires français et de précaires malgaches », sous-payés pour à la fois entraîner, cadrer et fournir les ordinateurs en données fiables et utilisables. Ce ne sont pas en effet « les machines qui font le travail des hommes, mais les hommes qui sont poussés à réaliser un digital labor pour les machines ».
J’avais déjà eu un choc similaire en lisant le génial En Amazonie de Jean-Baptiste Malet, qui dévoilait les conditions de travail hallucinantes dans un entrepôt d’Amazon. De même que le journaliste rendait visible la réalité physique, sale et humaine, derrière l’image faussement virtuelle et désincarnée du numérique, Antonio Casilli fait apparaître l’exploitation très concrète qui se cache derrière l’abstraction des algorithmes, et met à jour l’intérêt stratégique d’alimenter le mensonge d’un inéluctable remplacement des hommes par les robots : empêcher l’organisation des prolétaires du numérique. Et moi je n’ai plus qu’à reprendre des heures de conduite.