La section Économie du Figaro du 14 janvier 2019 contient un compte rendu signé par Elisa Braün de En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019).
Casilli_Figaro_Attendant-les-robotsLe Figaro Économie
Lundi 14 janvier 2019, p. 28
LIVRES IDÉES ELISA BRAUN
INTERNET L’intelligence artificielle a beau promettre un futur fait de machines autonomes prêtes à servir les humains, elle a encore besoin, en coulisses, de millions de petites mains pour fonctionner. Dans son ouvrage En attendant les robots (Seuil), le sociologue Antonio Casilli s’oppose au discours ambiant et prouve dans une enquête édifiante que l’heure n’est pas encore venue où les robots remplaceront l’homme dans son dur labeur. En près de 400 pages richement documentées (une centaine est dédiée aux sources), il dénonce un « spectacle de marionnettes » , un « bluff technologique » auquel une foule d’acteurs voudrait bien laisser croire… Pour mieux masquer la réalité d’une transformation profonde du monde du travail, qui affecte pourtant chacun.
Car derrière chaque plateforme numérique (Facebook, Google, Amazon…), chaque service innovant, se cache une armée de travailleurs d’un genre nouveau. Chaque jour, partout dans le monde, des millions de petites mains cliquent, « likent » , commentent et réalisent sur Internet des tâches répétitives, peu qualifiées et chronophages pour le compte de ces entreprises, des tâches qu’aucune intelligence artificielle n’est vraiment en mesure de réaliser. Dès le début, le sociologue cite ainsi l’exemple d’une start-up dont l’algorithme surpuissant chargé de recommander des contenus sur Internet n’est en fait rien d’autre qu’un jeune Malgache payé pour se faire passer pour une intelligence artificielle…
Et le cas est loin d’être isolé. On estime aujourd’hui qu’entre 45 et 90 millions de personnes sont de ces « ouvriers du clic » réguliers, c’est-à-dire une main-d’oeuvre invisible, payée à la tâche et essentielle au fonctionnement de l’économie numérique. Ceux-ci ne sont pas seulement délocalisés dans les économies « émergentes » , alerte le sociologue. Dans une riche analyse de la redéfinition du travail à l’heure des plateformes, il démontre qu’en réalité, chacun contribue à ce « digital labor » .
« Poinçonneurs des IA »
La participation quotidienne aux réseaux sociaux, la notation des activités des chauffeurs ou des services de livraison, la correction des erreurs sur un outil de cartographie… Tous ces gestes participent à la création de valeur pour les plateformes numériques comme Google, Facebook ou Uber. Celles-ci « s e basent sur la captation, l’extraction et non pas sur la création de données » , fait apparaître Antonio Casilli. Dans le miroir glaçant que tend l’auteur au monde merveilleux des start-up et des IA, le clic d’un usager de réseau social participe du « même schéma d’incitations économiques » que celui d’une personne payée pour se faire passer pour une intelligence artificielle.
En explorant les perspectives offertes par ce néo-taylorisme numérique où chacun est un « poinçonneur des IA » , Antonio Casilli livre une réflexion vertigineuse sur la nouvelle nature du travail au XXIe siècle. Ses maîtres-mots évoquent pourtant ceux du XIXe : précarisation, travail à la tâche, tâcherons… Heureusement, le sociologue ne manque pas d’idées pour repenser le « coopérativisme de plateforme » dont Uber s’était un jour inspiré pour changer l’économie… en mieux !