Dans Le Figaro, Elisa Braun se penche sur les nouvelles fonctionnalités introduites par Google pour aider les utilisateurs Android à se déconnecter. Interviewé par la journaliste, voilà mon commentaire :
“La déconnexion n’est pas qu’une mode ou un mouvement des élites technologiques. Les études sérieuses se multiplient sur les effets nocifs des écrans sur le sommeil, le développement cognitif des enfants en bas âge et la surexposition. Chacun peut aussi ressentir la saturation en regardant son centre de notifications ou la quantité de mails non désirés sur sa messagerie. Mais le premier domaine dans lequel l’excès de connexion a été strictement encadré est en fait celui du travail. Voté dans le cadre de la loi Travail, dans le nouvel article L2242-8 du Code du travail, ce droit à la déconnexion est entré en vigueur au 1er janvier 2017. Il concerne les entreprises de plus de 50 salariés. Afin d’assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les entreprises concernées doivent mettre en place «des instruments de régulation de l’outil numérique», souligne le législateur.
Mais la question du travail a progressivement été écartée des débats sur la déconnexion. «Les applications de déconnexion existent depuis plusieurs années, à l’image de Freedom. Elles étaient auparavant rangées dans la catégorie «productivité» sur les magasins d’applications, et sont désormais passées dans la catégorie «bien être»» note ainsi Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris Tech et à l’EHESS. Pour ce spécialiste du «digital labor», la question de la déconnexion n’a pourtant pas tant à faire avec le bien-être que mettent en avant les équipes marketing de Google. «Ces entreprises invisibilisent le travail, accuse Antonio Casilli. Leurs nouvelles fonctionnalités prétendent nous libérer de l’injonction à l’hyper-connexion qu’elles ont elles-mêmes créée. Mais leur réponse reprend toutes les métriques de la productivité: temps d’affichage, nombre de clics… Elles installent une énième couche d’attention pour nous faire intérioriser le fait qu’une fois que nous sortons de ce mode de déconnexion, nous devons répondre à tant de mails en tant de secondes autorisées».
La déconnexion serait-elle paradoxalement en train de devenir un leurre pour nous faire plus travailler? «Il y a des positions de bonne foi sur la déconnexion, comme celle qui consiste à veiller à ne pas créer de nouvelles heures supplémentaires aux travailleurs jugés d’astreinte à cause de la pollution de notifications de ces sites.» nuance Antonio Casilli. Mais les intentions d’un Google ne sont pas forcément du même acabit. En attirant l’attention sur cette question de l’hyper-connexion, Google ou Facebook trouvent aussi un bon sujet de préoccupation collective autour de la réglementation des technologies. Un sujet nettement moins fâcheux, par exemple, que celui des données personnelles qu’ils exploitent. Et un sujet qu’ils peuvent maîtriser, sur lequel ils peuvent imposer leurs normes et leurs discours. Avec ces nouvelles fonctionnalités de contrôle sur lesquelles Google a pleinement la main, le géant s’arroge ainsi le droit de devenir celui qui contrôle où et comment l’attention est répartie, tout en laissant l’impression à l’utilisateur de recouvrer sa liberté. Alors qu’il l’empêche un peu plus de partir.”