Dans Le Monde Diplomatique (plus précisément dans son bimestriel « Manière de voir »), Thibault Henneton se penche sur la vie et les conditions de travail des click-workers : évaluateurs, modérateurs, censeurs et parfois “petites mains” des campagnes politiques et du marketing viral. Mes travaux (ainsi que ceux de Sarah Roberts et Alain Supiot) y sont abondamment cités.
Les tâcherons du clic
Sur Internet, l’adage « si c’est gratuit, c’est que tu es le produit » devrait plutôt s’énoncer : « si c’est gratuit, c’est que tu travailles ». L’activité de chacun sur les réseaux en cache une autre, et les millions de petites mains qui l’exécutent.
Le 23 septembre 2017, Microsoft et Facebook célébraient la pose de Marea, un câble sous-marin long de 6 600 kilomètres entre Bilbao et l’État de Virginie, destiné notamment à soutenir le trafic en provenance et à destination de l’Europe. Que le premier réseau social du monde investisse dans une telle infrastructure prouve son désir de maîtriser les tuyaux. Quand bien même Facebook n’existerait plus comme réseau social, il continuerait à traiter des big data ! Mais son modèle économique impliquerait un travail très différent de la part de ses deux milliards d’utilisateurs que celui dont il profite aujourd’hui. Ce labeur, largement invisible, s’accomplit plus ou moins bénévolement dès connexion à la plate-forme. Chaque trimestre, Facebook en récolte en moyenne 4,75 dollars de profits publicitaires par tête.
Le terme digital labor désigne ces activités. Mal cerné par la traduction « travail numérique » — à ne pas confondre avec le travail informatique —, il a bénéficié d’un soudain coup de projecteur grâce à… l’élection de M. Donald Trump. Cherchant hors de ses frontières (de préférence dans l’est de l’Europe) les raisons d’un tel coup de théâtre, une partie de la presse occidentale s’est émue de l’existence de « fermes de contenus » à Saint-Pétersbourg, capables de produire, en anglais, des propos sulfureux sur l’immigration, la race ou le port d’armes. Celles-ci payaient ensuite Facebook pour mettre en valeur ces contenus dans les flux d’actualités de millions d’électeurs.
Dans le même temps, une ville de 55 000 habitants en Macédoine, Vélès, voyait bourgeonner une centaine de sites au service de la communication du candidat républicain. Leurs auteurs, décrits comme de jeunes entrepreneurs, plagiaient des sites d’informations avant de diffuser dans des groupes de militants leurs vrais faux articles derrière de vrais faux profils Facebook. Achetés quelques dizaines de centimes chacun, deux cents profils leur permettaient de drainer quantité d’internautes électrisés par la campagne. Grâce à AdSense, la (…)