Dans le magazine Alternatives Economiques, Franck Aggeri, professeur de management à Mines ParisTech, fournit une analyse en quatre temps de la question du travail à l’heure des plateformes numériques, à partir d’un compte-rendu d’un de mes séminaires portant sur les liens entre digital labor et automation.
4 idées reçues sur le travail à l’heure des plates-formes numériques
Le développement fulgurant des plates-formes numériques ne va pas sans susciter des craintes ou des espoirs que symbolise Uber, entreprise érigée tantôt en modèle, tantôt en bouc émissaire. L’un des sujets les plus discutés porte sur les conséquences de ces plates-formes sur le travail : comment modifient-elles les formes de travail ? En quoi remplacent-elles du travail salarié par du travail indépendant ? En quoi contribuent-elles à saper les fondements de notre modèle social et de notre droit du travail ? Des emplois sont-ils menacés par le travail des algorithmes ?
Le problème est que l’impact des plates-formes sur le travail suscite davantage de fantasmes et de conjectures que d’analyses solides fondées sur des études empiriques. C’est précisément l’objet du dernier numéro du Libellio d’Aegis, revue scientifique en ligne, que d’éclairer à partir d’analyses distanciées et informées les transformations du travail occasionnées par l’irruption des plates-formes. On y trouve en particulier deux contributions remarquables d’Aurélien Acquier, professeur de management à l’ESCP-Europe, et d’Antonio Casilli, sociologue à Telecom ParisTech, et auteur avec Dominique Cardon d’un livre remarqué sur le digital labor1.
Idée reçue n°1 : une menace pour l’emploi
Première idée reçue : la révolution numérique menacerait l’emploi. Antonio Casilli rappelle justement que la question de l’impact des nouvelles technologies, et notamment du machinisme, est aussi ancienne que la révolution industrielle. Dès le début du XIXème siècle, certains économistes comme Thomas Mortimer ou David Ricardo s’inquiètent déjà de la substitution massive du travail humain par des machines. Cette crainte s’est avérée infondée car ils ont sous-estimé les potentialités nouvelles ouvertes par les révolutions techniques qui ont certes détruit certains emplois mais ont contribué à en créer d’autres dans de nouveaux secteurs.
Au XIXème siècle, Thomas Mortimer ou David Ricardo s’inquiétaient déjà de la substitution massive du travail humain par des machinesA cet égard, le rapport controversé de Frey et Osborne de l’université d’Oxford paru en 2013 sur l’impact de l’économie numérique sur l’emploi ne fait que reproduire les biais d’analyse de leurs illustres aînés. Ainsi, ils prédisent que 47% des emplois sont menacés par la révolution digitale d’ici à 2050 à partir d’une recension de l’impact de ces technologies sur les métiers existants sans tenir compte des créations d’emploi associées aux nouveaux métiers que cette révolution numérique pourrait occasionner.
Idée reçue n°2 : des plates-formes peu intensives en travail
Seconde idée reçue : ces plates-formes seraient peu intensives en travail. Antonio Casilli indique que loin de l’imagerie d’un monde gouverné par les algorithmes, ces plates-formes sont intensives en travail, mais selon des modalités inhabituelles et largement invisibles du grand public. Il a notamment le grand mérite de pointer du doigt une première modalité qui constitue une face cachée de cette économie de plate-forme : l’exploitation d’un lumpen proletariat en charge de réaliser un ensemble de micro-tâches visant à compléter, améliorer ou pallier les défaillances des algorithmes. Cela recouvre une variété de petites tâches comme transcrire un ticket de caisse, écouter de la musique et la classer, labelliser des images, identifier des messages ou des sites douteux, etc. En échange, ces travailleurs perçoivent des micro-rémunérations qui, à la fin du mois, peuvent aller de quelques dollars à une centaine.
Quand un internaute reconnaît une image ou retranscrit une phrase, il travaille pour GoogleL’autre modalité, également méconnue, est le travail réalisé par les utilisateurs eux-mêmes. Cette idée que les clients participent à la co-construction de l’offre n’est pas propre à l’économie numérique mais elle atteint, dans ce cas, une ampleur sans précédent. Par exemple, quand un internaute améliore une traduction proposée, quand il traduit un bout de texte, reconnaît une image ou retranscrit une phrase, il travaille pour Google. Ainsi, les clients participent activement sans le savoir à l’activité de ces plates-formes. Ils contribuent également à les enrichir puisque les clics et les likes sont vendus à des entreprises commerciales qui sont prêtes à payer cher pour mieux connaître les besoins et les goûts de clients potentiels.
Idée reçue n°3 : un modèle d’organisation du travail inédit
Troisième idée reçue : les plates-formes constitueraient un modèle d’organisation du travail inédit. Aurélien Acquier explique comment le modèle d’intermédiation des plates-formes transactionnelles ressemble à s’y méprendre au modèle pré-capitaliste du domestic system dans lequel des agriculteurs réalisaient une activité ouvrière domestique (comme coudre, tisser, filer ou tricoter) pour le compte de négociants en échange d’une rémunération à la pièce ou à la tâche. Ces paysans réalisaient cette activité avec leurs propres outils. Ils étaient donc les détenteurs du capital. Comme dans le modèle du domestic system, les plates-formes ne sont pas propriétaires des actifs (les véhicules pour Uber, les appartements ou maisons pour AirBnB) ; elles ne gèrent pas un espace de travail spécifique ; les travailleurs sont contractuellement indépendants de l’apporteur d’affaires ; les activités constituent souvent un appoint par rapport à une autre activité principale.
Les produits et services issus de la vieille économie n’ont pas disparuCette forme organisationnelle revient au premier plan parce que les technologies de l’information facilitent l’accès à l’information et permettent son contrôle et qu’elles réduisent les coûts de transaction. Les entreprises y ont recours parce qu’elles leur permettent d’externaliser les coûts salariaux et les risques de licenciement, et qu’elles sont peu intensives en capital. Il faut cependant relativiser leur domaine d’extension. Les produits et services issus de la vieille économie n’ont pas disparu. Bien au contraire, il faut bien des contenus à vendre. Par exemple, le numérique n’a pas remplacé le travail du journaliste ou celui du musicien, il a modifié les supports pour qu’ils puissent circuler sur ces plates-formes, fragilisant, il est vrai, les modèles d’affaire des entreprises qui commercialisaient les anciens types de support (la presse papier ou les maisons de disque). Pour produire ces contenus, et notamment ceux qui réclament de l’innovation, il faut toujours des entreprises pour les concevoir et les produire et organiser les activités y concourant.
Idée reçue n°4 : le travail salarié fragilisé
Quatrième idée reçue : les plates-formes conduiraient à fragiliser le travail salarié. Un tel risque existe mais les événements récents soulignent la fragilité du modèle du travail indépendant associé au développement de ses plates-formes. Comme le rappelle les procès en France ou aux Etats-Unis auxquels Uber est confronté, l’entreprise, comme d’autres, est menacée de voir le contrat commercial qui l’unit aux chauffeurs considéré comme une forme déguisée de salariat et requalifié comme contrat de travail.
La démonstration d’un lien de subordination entre une plate-forme et ceux qui travaillent pour elle dépend du degré de prescription des tâchesSur le plan juridique, cette relation dépend de la capacité à démontrer l’existence d’un lien de subordination. S’il y a subordination, alors il faut requalifier les chauffeurs indépendants en salariés, ce qui mettrait en péril le modèle d’affaire d’Uber qui tire son avantage du fait que l’entreprise n’endosse pas les mêmes coûts et contraintes que les compagnies de taxis traditionnelles. Sur un plan technique, la démonstration d’un lien de subordination éventuel dépend du degré de prescription des tâches, explique Aurélien Acquier. Jusqu’où Uber prescrit-il aux chauffeurs le contenu de leurs activités ? Quelle est leur marge de liberté réelle dans le choix des clients, des trajets ou de la tarification, etc. ? Si le juge peut établir qu’existe un degré de prescription élevé, il est probable qu’il estime que le lien de subordination est effectif. Aurélien Acquier souligne cependant que le degré de prescription est variable d’une plate-forme à l’autre et qu’il faut éviter toute généralisation hâtive. Si certaines d’entre elles, à l’instar d’Uber, encadrent fortement l’activité de leurs chauffeurs, d’autres, comme Leboncoin par exemple, ne prescrivent pas la nature des relations entre les utilisateurs de la plate-forme.
Ces analyses sont utiles car elles nous aident à mieux comprendre le fonctionnement réel des plates-formes, les enjeux qu’elles soulèvent et les points de vigilance sur lesquels il est urgent d’enquêter pour éventuellement mieux les encadrer et les réguler. Elles montrent également que la grande entreprise et le salariat ne constituent pas des référents adéquats pour penser le travail sur ces plates-formes, et qu’à l’inverse, d’autres modèles d’organisation plus anciens, comme le domestic system, peuvent nous aider à mieux éclairer leur fonctionnement et leurs effets concrets.