Dans Le Figaro no. 22586, en kiosque le mercredi 22 mars 2017, un article sur les liens entre digital labor et l’intelligence artificielle. L’enquête est née des échanges entre la journaliste Elisa Braün, Mark Graham (Oxford Internet Institute) et moi-même.
Les internautes travaillent aussi pour les géants du Web
Braun, ElisaChez Google, il n’y a pas de petites économies. Un internaute veut changer son mot de passe ? Alors qu’il pense simplement prouver qu’il n’est pas un robot en cliquant sur un panneau de signalisation dans une série d’images, il entraîne les intelligences artificielles développées par l’entreprise et améliore sans le savoir des logiciels de conduite autonome à comprendre le Code de la route.
L’intelligence artificielle a beau promettre un futur rempli de machines entièrement autonomes, elle a encore besoin en coulisses de millions de petites actions humaines. « La plupart des services en ligne ont besoin de beaucoup d’êtres humains pour fonctionner » , explique au Figaro Mark Graham, géographe d’Internet à l’université d’Oxford et spécialiste de ces formes de travail invisibles de l’économie numérique. Cette activité, qui mobilise l’internaute moyen comme plusieurs centaines de millions de travailleurs insoupçonnés, a même un nom : le digital labor.
La ruée vers l’intelligence artificielle a amplifié ce phénomène. Google, Facebook, Microsoft et IBM ont chacun leurs propres laboratoires de recherche dans le domaine. Ces entreprises misent particulièrement sur cette technologie pour assurer leur avenir et ont recruté les meilleurs chercheurs pour réaliser leurs ambitions. Mais pour fonctionner correctement et réaliser leurs prouesses, les intelligences artificielles ont besoin de beaucoup d’attention humaine. Pour qu’un ordinateur reconnaisse un chaton parmi des milliards d’images, un humain doit d’abord lui montrer des milliers de photos de chatons. Cette phase d’entraînement ne revient pas aux grands savants mais à des internautes, qui se chargent de cliquer sur de nombreuses images de chatons jusqu’à ce que l’intelligence artificielle ait compris les traits distinctifs des félins et puisse prendre le relais.
Pour trouver cette main-d’oeuvre, les grandes entreprises adoptent différentes stratégies. Certaines font faire une partie de ce travail à leurs utilisateurs, sans même que ceux-ci en aient conscience. Lorsqu’un utilisateur de Facebook signale une image violente sur son flux d’actualités, il aide par exemple les algorithmes de modération du réseau social à repérer plus finement les contenus choquants postés chaque jour par milliers. Du côté de Google, la reconnaissance de caractères sur des « Captcha » (ces dispositifs qui apparaissent pour vérifier qu’un utilisateur n’est pas un robot) a longtemps permis d’aider les robots de l’entreprise à lire les pages de livres abîmées sur Google Books et à les indexer sur le moteur de recherche.
Les grandes entreprises adoptent une autre stratégie pour les sujets plus sensibles (comme la recherche militaire) ou laborieux (comme la reconnaissance de milliers d’images). Elles font appel à des internautes faiblement rémunérés sur des plateformes spécifiques de digital labor. Certaines ont même lancé leur propre système, de façon plus ou moins assumée. Google passe par EWOK, Amazon détient le service Mechanical Turk, Microsoft se sert de l’UHRS, et la technologie Watson, d’IBM, s’appuie sur la plateforme Spare5 (récemment rebaptisée Mighty AI). Sans connaître le commanditaire de leur travail, les internautes qui fréquentent ces sites doivent parfois reconnaître des pistes d’atterrissage sur des vues aériennes. « Je suis assez certain que certains travaux que nous observons servent pour entraîner les drones » , explique Mark Graham, qui a dirigé une importante étude auprès de centaines de « tâcherons du clic » en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. Google, qui demande parfois à ses utilisateurs de repérer des pales d’hélicoptère sur des images pour recouvrer son mot de passe, est aussi propriétaire de Boston Dynamics, une entreprise investie dans la fabrication de robots militaires.
« Face à ce genre de cas, il faut se demander quel type d’intelligence artificielle nous aidons à développer » , note Antonio Casilli, sociologue à Télécom ParisTech et spécialiste du digital labor. Outre les finalités de ce type de travail, ses conditions posent aussi problème aux experts car elles perpétuent des inégalités. D’ici à 2019, 213 millions de travailleurs devraient pourtant intégrer le marché du digital labor, selon les chiffres de l’International Labour Organisation. L’utilisation des plateformes qui mettent en relation les entreprises et ces millions de travailleurs augmente de 25 % chaque année, selon les chiffres cités par l’étude de Mark Graham. Or, la rémunération de ces micro-tâches ou de ce travail n’est absolument pas régulée. Beaucoup de ces microtravailleurs passent 18 heures par semaine en moyenne à rechercher un travail précaire et épuisant. En France, le Conseil national du numérique a récemment lancé une grande consultation sur le digital labor. Les chercheurs européens se sont déjà fédérés en un réseau, European Network on Digital Labour (ENDL). –