Cardon (Dominique), Casilli (Antonio A.) – Qu’est-ce que le Digital Labor ? – Paris, Ina Éditions, 2015 (Études et controverses). 104 p.
Les travaux empiriques et théoriques ayant trait à l’Internet et plus particulièrement aux pratiques liées à l’usage de l’internet se sont développées de façon exponentielle depuis plus d’une dizaine d’années. Cela est, sans conteste, une très bonne chose puisque cet objet d’étude a longtemps souffert d’une certaine méfiance de la part du champ académique. Cependant, trop peu de réflexions se sont intéressées de près aux problématiques de productions de valeurs par et sur l’Internet ainsi qu’aux pratiques et aux usages qui les accompagnent. Dominique Cardon et Antonio Casilli (sans oublier Louise Merzeau) proposent à travers Qu’est que le Digital Labor ? de décrypter ces problématiques par l’intermédiaire de la notion de Digital Labor.
Cet opuscule, issue d’une séance de l’atelier de recherche méthodologique de l’Institut National de l’Audiovisuelle (INA), se divise en trois parties : une contribution d’A. Casilli puis une deuxième contribution de D. Cardon et enfin un débat entre les deux auteurs. Ces deux contributions ainsi que le débat qui fait ici office de conclusion ouverte permettent chacune à leur manière de faire un tour d’horizon précis de « l’internaute comme producteur d’activités » (p. 5) ainsi que de s’interroger sur la qualification « de ces activités comme un travail puisqu’elles produisent de la valeur » (p. 6) et des conséquences que cela engendre et pourrait engendrer sur l’agir de l’internaute. Il s’agit également de remettre en question un certain nombre de poncifs ayant toujours cours dans le champ académique.
A. Casilli débute sa réflexion en dressant les contours de la notion de Digital Labor. L’auteur constate l’apparition d’une participation en ligne qui « prend de plus en plus les traits d’un travail aux yeux des utilisateurs » (p. 11). Par conséquent, si cette participation est assimilable à un travail cela renouvelle la qualification même de travail. Il s’agit, dans le cas présent, d’une forme hybride qui consiste à effectuer à la fois des tâches précises ainsi que d’être simplement connecté à Internet, cela ne nécessitant que peu de compétences et un niveau d’expertise restreint. De fait, chaque internaute, quel qui soit, derrière son écran d’ordinateur ou celui de son smartphone est un travailleur car il est producteur de contenu (photographies, vidéos, textes), producteur d’audience par le biais d’indicateurs comme le like, le retweet ou le commentaire, et producteur de données qu’il génère dès qu’il se connecte et qu’il navigue. Le Digital Labor rassemble donc l’ensemble des « activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles » (p. 13). Cette notion telle que présentée par l’auteur ne fait cependant aucune réelle distinction entre le travail rémunéré et donc « conscient » effectué par les internautes par l’intermédiaire de Uber, MTurk ou Airbnb notamment et la participation en ligne considérée ici comme une forme de travail « inconsciente » et par conséquent non rémunérée. Cette absence de distinction tient au fait que l’internaute, qu’il travaille ou qu’il « surfe », produit des données permettant d’améliorer et de faire évoluer les algorithmes. C’est cette économie industrielle de la data, cette captation des données qui, pour A. Casilli, est au cœur de la notion de Digital Labor. Cependant, ce manque de distinction fait de l’internaute un acteur passif de ses activités, prisonnier du carcan de la share economy. Le Digital Labor appréhende ainsi l’internaute comme un pourvoyeur d’activités produisant de la valeur encadrée par des formes contractuelles plus ou moins tacites, d’une part par les conditions générales d’utilisations des grandes plateformes du web social et par la popularité et la réputation d’autre part. L’internaute est donc un travailleur qui s’ignore. Par conséquent, le Digital Labor postule que l’internaute est aliéné par essence à sa production de valeur. Ainsi, l’ensemble de ce « travail invisible » que chaque usager effectue au quotidien nécessiterait une rétribution.
D. Cardon apparaît quant à lui très critique visà-vis de la notion de Digital Labor car elle révèle un « changement du climat intellectuel des travaux sur Internet » (p. 41). En effet, « Internet était une avant-garde innovante » (p. 41) et « il serait devenu à la fois un système d’exploitation, une usine et l’instrument d’une servitude volontaire, une aliénation » (p. 42). Ce basculement discursif et reflexif est le reflet, pour l’auteur, d’un certain mépris pour les usagers de l’Internet car cela permet de considérer d’emblée que « la bloggeuse tricot passionnée et enthousiaste qu’elle est, en fait, en train de « travailler » pour enrichir une variante subtile du capitalisme qui l’a mise à la besogne sans qu’elle ne se rende compte de son aliénation » (p. 44). Ainsi, le cadre de pensée de l’Internet glisse « d’une position compréhensive à une position d’extériorité qui instaure une asymétrie entre le discoureur et les internautes » (p. 45). Cette conception de l’internaute impacte profondément le discours intellectuel et l’analyse de la participation en ligne. Car elle « propose d’acter le fait que le dispositif qui encadre l’activité des internautes n’est plus le système de reconnaissance mutuelle des pionniers, mais un marché du travail où les activités des internautes seraient finalisées par l’attente d’une rémunération en échange de la valeur qu’ils donnent à la plateforme » (p. 57). La notion de Digital Labor apparaît dès lors comme une théorie économiste généralisante qui postule de fait à « l’économisation des pratiques numériques » (p. 71). Ainsi, la participation en ligne est analysée à l’aune des effets produits par le capitalisme cognitif sur le travail. Or, Il serait sans aucun doute nécessaire de mobiliser la sociologie des usages afin de mener des investigations tenant compte de la variété, de la diversité et de la densité des usages et des pratiques numériques.
Ces deux contributions ainsi que le débat qui en découle semblent être symptomatiques de la tension qui subsiste entre posture technophile (considérée comme idéaliste par certain) et posture technocritique (considérée comme technophile par d’autre). Or, il s’agit avant tout de faire la lumière sur ce phénomène afin d’établir une structure analytique capable de traduire empiriquement sa valeur heuristique. Le grand mérite de cet ouvrage est de permettre au lecteur de découvrir une notion encore méconnue en France car sa diffusion n’est que très récente – faisant de cet ouvrage le premier à traiter de cette question en langue française. Les lecteurs apprécieront la richesse des contributions et des références mobilisées par A. Casilli et D. Cardon. La forme particulière et rare ainsi que le ton parfois incisif des deux auteurs lui confèrent également un dynamisme percutant. Qu’est que le Digital Labor ? apparaît dès lors comme étant une ressource réflexive et stimulante à la fois pour les universitaires et pour les citoyens.
Arthur Renault – Sciences Po Rennes, CRAPE