Dans le quotidien Le Monde du 10 décembre 2015, David Larousserie nous livre un compte-rendu amusé et amusant de notre ouvrage Qu’est-ce que le digital labor? (INA éditions, 2015).
Eclairages
Quand Internet n’est plus « sympa »
LIVRE DU JOUR
David LarousserieQui a dit que les joutes intellectuelles avaient disparu ? En tout cas, pas deux des plus réputés sociologues français spécialistes des usages numériques, comme ils le montrent dans ce vivifiant essai consacré à une question émergente : le digital labor . Autrement dit, ce « travail » gratuit que les utilisateurs de plates- formes de réseaux sociaux, de ventes en ligne, de moteur de recherche effectuent en recommandant, « aimant », lançant des requêtes, interagissant, et que les entreprises monétisent auprès de publicitaires ou d’autres acteurs. L’expression a émergé à partir de 2009 aux Etats-Unis dans le champ académique pour de- venir un domaine de recherche actif. Production de valeur, mesures de performances, cadre contractuel (par les illisibles « conditions générales d’utilisation »), rappel à l’ordre pour pro- duire (par les notifications, alertes ou invitations diverses). Tout cela est bien du travail, décrit Antonio Casilli, sociologue à Télécom ParisTech, dans la première partie du livre. Et, dès lors, avec d’autres, il s’interroge sur les dispositifs d’exploitation, voire d’aliénation à l’œuvre ici comme dans n’importe quelle activité laborieuse. Le ton devient alors plus critique sur ces dérives marchandes qui accaparent la vie privée ou les biens communs.
Dominique Cardon, sociologue aux Orange Labs, dans une deuxième partie, commence par esquiver en prenant un recul original. La notion de digital labor relève plus de la posture que de l’analyse profonde. Elle se place à l’extérieur des sujets d’étude, donc au-dessus des internautes, pour leur dévoiler une aliénation qu’ils ignorent. Il raille donc ce point de vue, tout en détaillant les raisons intellectuelles et sociologiques qui ont amené à ce déferlement de critiques. « Internet était sympa, il ne l’est plus » , comme il le résume ironiquement. Bien sûr, les réseaux d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ceux d’hier avec marchandisation, espionnage à grande échelle, domination de quelques géants. Mais, face à ce constat sombre, il préfère retenir la grande diversité des usages et la démocratisation de l’expression, qui sont toujours vivantes.
A distance, les mots doux s’envolent entre les deux spécialistes lors d’une troisième partie construite comme un dialogue : « aristocrate ! », « libéral ! », « paternaliste ! », « incohérent ! » . Cependant, les deux tombent d’accord sur un point. Dominique Cardon regrette la mainmise d’une vision « économiciste » dans les analyses (aliénation, exploitation, valeur, etc.). Antonio Casilli aussi en somme, en rejetant les solutions consistant à rétribuer les internautes échangeant sur les plates-formes, comme certains l’ont proposé. Il préférerait une « rémunération » qui « redonne aux communs ce qui a été pris aux communs », par exemple sous forme d’un revenu de base ou bien d’une taxation des entreprises liées aux données qu’elles exploitent. Au fil des échanges se dégage une vision particulièrement riche des mutations à l’œuvre à propos d’Internet et de ses utilisateurs.Qu’est-ce que le digital labor ?
de Dominique Cardon et Antonio Casilli
INA Editions, 104 p., 6 euros