Dans le quotidien Le Monde du 2 juin 2015, la journaliste Pascale Santi analyse l’amendement anti-anorexiques de la récente Loi Santé, qui pénalise “l’incitation à la maigreur sur Internet”. Antonio Casilli, coordinateur du projet de recherche sur les troubles alimentaires en ligne ANAMIA et promoteur d’une campagne pour l’abolition de l’amendement explique pourquoi, selon les données à notre disposition, cette mesure est inefficace et nuisible.
Anorexie, le corps en miettes
L’incitation à la maigreur excessive sera-t-elle bientôt hors la loi ? Oui, si le Sénat donne son aval aux amendements à la loi de santé adoptés début avril par les députés. Un texte qui pourrait être présenté avant la trêve estivale. Les amendements, au nombre de trois – dont deux déposés par Olivier Véran (PS), rapporteur de la loi de santé -, sont soutenus par le ministère, qui juge que la présentation de mannequins excessivement maigres véhicule une image du corps potentiellement dangereuse, pouvant contribuer au mal-être chez les jeunes filles.En premier lieu, si le texte est validé par le Sénat, il sera interdit aux agences de mannequins de recruter des top-modèles trop maigres, « dont l’indice de masse corporelle (IMC) montre une certaine dénutrition ». L’IMC correspond au poids divisé par la taille au carré. Ce seuil devra être défini par la Haute Autorité de santé, mais on évoque un IMC minimal situé aux alentours de 17 et 18 : par exemple 54 kg pour 1,75 m (17,6 d’IMC). Tout contrevenant s’exposera à six mois de prison et 75 000 euros d’amende. Deuxièmement, la mention « retouchée » devra être ajoutée sur les photographies à usage commercial figurant des mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée.Enfin, et c’est cette mesure qui fait le plus débat, « provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive » sera passible d’un an d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende. En ligne de mire : les sites dits « pro-ana ». Dans le jargon d’Internet, « ana » et « mia » désignent respectivement l’anorexie et la boulimie. Cette mesure avait déjà été proposée en 2008 par la députée UMP Valérie Boyer, mais n’avait pas dépassé le stade de proposition de loi.Influence des réseaux sociaux« Il s’agit d’un amendement inefficace, une mesure opportuniste destinée surtout à donner une très forte visibilité à ses instigateurs », déplore Antonio Casilli, professeur à Télécom ParisTech et chercheur en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a coordonné une étude rendue publique fin 2013 (lire « Internet peut aussi être utile contre les troubles alimentaires » ), qui visait justement à étudier l’influence des réseaux sociaux regroupant des personnes touchées par les troubles des comportements alimentaires (TCA).Apparues au début des années 2000, ces communautés sont très actives : 593 sites français étaient répertoriés en 2012, un chiffre représentant sans doute une fourchette basse car ne prenant pas en compte les communautés Facebook. Même si le ton de ces sites est souvent provocateur, avec des images d’extrême maigreur qui peuvent choquer, « il serait difficile d’affirmer que ces sites font l’apologie des troubles alimentaires ou du prosélytisme », tempérait alors Antonio Casilli.Ces troubles sont en augmentation chez l’enfant prépubère et touchent aussi des adultesLes travaux de Daphna Yeshua-Katz, chercheuse spécialiste des nouveaux médias, parus en 2012 dans Health Communication, ont montré que les blogs d’anorexiques ont une fonction cathartique et de soutien. Surtout, la censure ne fonctionne pas. « Je voyais de moins en moins de personnes, je me suis repliée sur ces sites car je pouvais y exprimer ma souffrance et être comprise, notamment dans mes efforts pour reprendre du poids », souligne Clara, jeune femme qui fut anorexique durant des années, et qui est aujourd’hui complètement guérie.Un témoignage nuancé par la docteure Corinne Blanchet-Collet, spécialisée dans les TCA à la Maison de Solenn, à l’hôpital Cochin, à Paris : « Même s’il faut combattre la maladie et non punir les patients, je ne suis pas certaine qu’une adolescente anorexique, en pleine tourmente et en quête identitaire, soit capable d’utiliser positivement ces sites. »Pour les professionnels, le débat est ailleurs. Il est urgent d’améliorer la prise en charge de ces troubles complexes. En février, une pétition demandant un véritable plan pour les TCA a été lancée par les médecins – par le biais de l’Association française pour le développement des approches spécialisées des TCA (Afdas) – et les associations d’usagers, représentés par la Fédération nationale des associations TCA (FNA-TCA). « L’offre de soin est jugée réduite. La France ne compte que 22 structures spécialisées dans les TCA », déplore ce dernier organisme dans un communiqué. La pétition a déjà mobilisé 7 000 signataires.600 000 personnes sont touchées en France« Certes, on ne peut pas parler d’épidémie, mais les TCA sont devenus un problème de santé publique, suffisamment dramatique pour qu’il soit nécessaire de créer une filière de soins, d’autant plus qu’une personne sur deux n’est pas prise en charge », pointe la psychiatre Nathalie Godart, responsable de l’unité d’hospitalisation à l’Institut mutualiste Montsouris (IMM) et chercheuse à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).Les TCA ne se limitent pas à « l’anorexie mentale » de la jeune fille – le refus pathologique de se nourrir -, plus connue en raison de son caractère dramatique. Ils recouvrent aussi la boulimie – avec ou sans vomissements – et les troubles mixtes, sans parler de manifestations plus modestes d’« anorexie » (perte d’appétit involontaire). Les crises de boulimie concernent 28 % des adolescentes et les stratégies de contrôle de poids 19 %. De nombreux patients obèses ou en surpoids ont des TCA. Ceux-ci représentent une des premières causes de mortalité chez les 12-25 ans, selon le Livre blanc élaboré en 2013 par l’Afdas et la FNA-TCA.Au total, plus de 600 000 personnes sont touchées en France, neuf sur dix étant des filles. Les délais d’attente avant d’être pris en charge dans une structure spécialisée sont souvent de plusieurs mois. La difficulté d’accès aux soins est palpable. Une ligne téléphonique nationale, Anorexie boulimie info écoute , a même été mise en place pour aiguiller les familles.Si la moitié des ados anorexiques guérissent, et si 73 % de boulimiques sont en rémission après sept ans de suivi, les complications somatiques sont nombreuses et graves, liées à la dénutrition (retard de croissance, de puberté, ostéoporose, problèmes de fertilité) ou aux vomissements. Les comorbidités psychiatriques – les pathologies psychiatriques venant s’ajouter à la maladie initiale – concernent plus de la moitié des sujets, pointe le Livre blanc. Surtout, les tentatives de suicide touchent 3 % à 20 % des anorexiques et 25 % à 35 % des boulimiques. 5 % des anorexiques en meurent. Ces troubles sont en augmentation chez l’enfant prépubère (de 6 à 12 ans) et touchent aujourd’hui des populations très hétérogènes socialement, des adultes mais aussi des sujets de sexe masculin.Des troubles complexesLes causes sont multiples et mal cernées. Certes, l’environnement, le diktat de la minceur, peut jouer un rôle, mais ce n’est pas tout. « On ne décide pas de devenir anorexique ou boulimique. C’est la peur qui déclenche tout. Ce sont des comportements qui s’imposent parce qu’ils ont sur le moment un effet d’apaisement », décrit le professeur Philippe Jeammet, ancien chef du service de psychiatrie à l’IMM.Ce sont des troubles d’autant plus complexes que leur expression symptomatique est de plus en plus hétérogène, même s’il y a, dans la plupart des cas, un épuisement physique. Ainsi, la jeune Justine, 17 ans, qui vient consulter la docteure Blanchet-Collet à la Maison de Solenn, présente un TCA ancien, avec, depuis la petite enfance, des « conduites alimentaires restrictives et évitantes », une des catégories définies par le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux.Ses repas ont toujours été laborieux, l’enfant se plaignait de « mal au ventre », de peur de vomir (émétophobie). D’une grande anxiété de performance, elle n’a pas la volonté de mai
grir, mais elle pèse 40 kg pour 1,62 m (IMC de 15,2). La docteure Blanchet-Collet évoque un objectif de 46 kg à 18 ans et la nécessité de mettre en place un suivi multidisciplinaire pour soigner cette « boule dans le ventre ». Car cette jeune fille est fatiguée, angoissée, elle a de nombreuses carences nutritionnelles, mais elle a faim, dit-elle en souriant. La porte est donc entrouverte.« C’est devenu suffisamment dramatique pour qu’il soit nécessaire de créer une filière de soins », affirme la psychiatre Nathalie GodartLa guérison a d’autant plus de chance d’aboutir que le repérage et la prise en charge sont précoces, insistent les spécialistes. « En effet, nous voyons régulièrement arriver des patients adolescents souffrant de TCA depuis l’âge de 7 ans ou 9 ans, voire plus précocement, avec des retards de croissance et de puberté majeurs, amaigris, tristes, en grande difficulté relationnelle, marginalisés. Ces patients n’ont parfois pas été diagnostiqués », constate Corinne Blanchet-Collet.Elle énumère des cas dramatiques, comme celui d’un médecin qui déclare qu’« un enfant ne se laisse pas mourir de faim » à une maman dont le petit garçon de 6 ans ne se nourrit que de yaourts liquides et de compote depuis l’âge de 1 an, parce qu’il « a peur de s’étouffer ». Elle évoque aussi certains adolescents, qui ont été « suivis », voire hospitalisés trois, quatre fois ou plus dans des services non spécialisés pour des « sauvetages », alors que « les soins post-hospitalisation sont défaillants ». Ainsi, Cynthia est décédée à 26 ans, en 2012, après des séjours répétés pendant près de dix ans dans plusieurs hôpitaux.Hospitalisée depuis fin avril en Ile-de-France, Julie, 16 ans, arrive à la Maison de Solenn ce mercredi. Elle est ne supporte plus la sonde qui la nourrit. A 15 ans, durant l’été 2014, elle se trouvait trop grosse (67 kg pour 1,75 m), s’est mise à faire du sport, à moins manger – surtout les graisses -, et a perdu 25 kg en moins d’un an (IMC de 13,7). Elle n’a plus ses règles, se sent triste, ne supporte pas le « gavage » de l’hôpital. « Il te faut un objectif de poids de sortie, autour de 48 kg. Tu as besoin de repères », dit le médecin.« Il est aussi essentiel de rencontrer la bonne personne, de sentir que le thérapeute a confiance dans la guérison, il faut parfois un déclic », insiste Mathilde Pruvo, présidente de la FNA-TCA. « L’approche doit être globale : somatique, psychologique, sociale, individuelle et familiale, avec une concertation. A chaque fois, le projet de soin doit être dimensionné autour de l’histoire du patient, car chaque cas est très différent », insiste Nathalie Godart.L’impact sur les familles est grandEn plus des soins multidisciplinaires, la thérapie familiale a émergé à la fin des années 1980. Appelée Therafam, l’étude menée par l’équipe du docteur Godart a montré que les patientes bénéficiant de cette prise en charge avaient 3,2 fois plus de chances d’aller « bien » ou « mieux » par rapport à celles qui n’en avaient pas bénéficié. Les thérapies multifamiliales consistent, elles, à regrouper plusieurs familles (généralement de quatre à sept), explique Solange Cook-Darzens, psychothérapeute familiale à l’hôpital Robert-Debré, à Paris.Incompréhension, culpabilité, sentiment d’impuissance, l’impact sur les familles est grand. Il est donc essentiel que les parents ne restent pas isolés. « On était seuls, les groupes de parole ont été une bouée de secours », relate Bernard Cauchy, père d’une adolescente qui va mieux aujourd’hui. Il a créé l’association Allo Anorexie Boulimie 44, basée en Loire-Atlantique, qui travaille main dans la main avec le service du professeur Jean-Luc Vénisse au CHU de Nantes. Et qui organise des groupes de paroles pour les familles, à Nantes, Vannes…Aucune des thérapies utilisées (thérapie cognitivo-comportementale (TCC), thérapie familiale, remédiation cognitive…) n’est exclusive. Peuvent aussi s’ajouter de l’art-thérapie, de la sophrologie, de l’hypnose, de la philosophie…Une médicamentation peu efficaceD’autres pistes de recherche ont été esquissées par l’équipe de Sergueï Fetissov et de Pierre Déchelotte (Inserm-université de Rouen), qui a montré que des bactéries présentes dans le tube digestif sécrétaient des protéines pouvant entraîner un dérèglement de la prise alimentaire. Autre champ de recherche émergent : les liens entre alimentation et émotions (emotional eating) sont très forts, indépendamment de la pathologie.Quant aux médicaments, aucun n’est efficace sur l’anorexie. « Mais on peut être amené à en prescrire pour traiter les troubles anxieux concomitants. Il faut toutefois être très attentif sur les effets secondaires. On peut parfois utiliser les antidépresseurs inhibiteurs de la capture de la sérotonine, qui ont montré un effet sur les crises de boulimie, mais, là encore, avec une grande prudence », résume Nathalie Godart.Point positif de ces discussions parlementaires, les TCA sont « pour la première fois pris en compte dans la loi de santé », se félicite l’Afdas. Une première réunion au ministère de la santé en février a ouvert la voie à une réflexion commune avec les professionnels des réseaux TCA. Objectif : promouvoir le dépistage et la détection précoce, et améliorer la filière de soins. La philosophe Mathilde Pruvo insiste : « Ces personnes ont une très grande faim de vie, malgré une mauvaise estime de soi et une grande peur d’échouer. C’est à cela qu’il faut se reconnecter pour guérir. C’est à cela que la thérapie doit aider. »