Dans le magazine L’Usine Nouvelle, un article de la journaliste Emmanuelle Delsol à propos des recherches du sociologue Antonio A. Casilli sur le digital platform labor.
Tous travailleurs des plates-formes numériques ?
Tous travailleurs des plates-formes numériques ?
Par Emmanuelle Delsol –
Le digital labor transforme chacun d’entre nous en un travailleur numérique qui s’ignore et qui n’est pas rémunéré pour son labeur. Antonio Casilli, sociologue, maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech, étudie le travail sur les plates-formes numériques et des bouleversements qu’il entraîne. Il a partagé avec l’Usine Nouvelle ses observations.
“En réalité, ce n’est pas le numérique, mais bien la plate-forme qui dévore le monde. Et donc le travail“, explique Antonio Casilli, maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech. Les plates-formes, comme celles d’Amazon ou d’Uber, créent en effet de formes nouvelles de travail hors de la structure classique de l’entreprise, hors de son lieu et de son temps, et sans sa rémunération salariée.
“Les plates-formes, qu’il s’agisse de celle de la SNCF, de Google ou d’Uber, s’appuient bien entendu sur une force de travail classique, observe le chercheur. Mais de plus en plus elles font aussi appel à ces nouveaux travailleurs. Et ce paradigme s’étend à des industries plus traditionnelles. On passe du welfare state au platform state (de l’État providence à l’État plate-forme, ndlr). Or, dans ce contexte, le travail est une des thématiques les moins explorées.”
travail hors l’entreprise
Antonio Casilli a donc décidé de s intéresser, en tant que sociologue, à ces nouvelles formes de travail et à leurs répercussions. Elles concernent des travailleurs indépendants, rémunérés en tant que tels, mais aussi des internautes, qui vendent leurs biens et leur savoir-faire sur eBay, Le Bon Coin, AirBnB ou Uber. Sans parler des participants à ces tournois des temps modernes que sont les hackathons, ou ces concours de créativité via les plates-formes de crowdsourcing (appel à la foule).
Avec, à la clé, des rémunérations rares et très aléatoires. Parmi les plus précaires de ces nouveaux travailleurs, on trouve les “turkers” de la plate-forme Mechanical Turk d’Amazon créée en 2005 ou de ses émules. Pour quelques cents d’euros, ces derniers acceptent, ou non, de réaliser n’importe quelle tâche proposée par une entreprise.
Tous travailleurs implicites
Mais ils ne sont pas les seuls concernés. Selon Antonio Casilli, c’est la plupart des habitants de la Planète que ces plates-formes transforment en travailleurs numériques qui s’ignorent. “Ce digital labor est la manifestation la plus surprenante de la transformation du travail par les plates-formes, insiste Antonio Casilli. Un travail implicite — calqué sur celui des consommateurs (*) qui monte lui-même ses meubles ou passe seul ses articles en caisse au supermarché — et souvent rémunéré de façon précaire, voire pas du tout. Un travail dont les travailleurs eux-mêmes nient souvent l’existence.“
Ce travail implicite commence par le partage et la production de contenu et de données : requête sur Google, tag d’un tweet, sélection d’une vidéo sur Netflix, ou décodage des Captcha, ces images contenant un texte, qui permet de valider un mot de passe. Toutes nos actions en ligne, à chaque instant, créent de la valeur pour les plates-formes en enseignant aux algorithmes à être plus efficaces.
“Avec la multiplication des capteurs, même ceux qui ne sont pas volontairement connectés, participent au digital labor, ajoute Antonio Casilli. Notre existence est saturée de données. Même la maison devient une usine à métadonnées.“
l’avènement des Slashers
Pourtant, certains, que l’on nomme “slashers” et que la Fing (Fondation Internet Nouvelle Génération) évoque dans son programme Digiwork, partagent leur temps, plus ou moins volontairement, entre un travail rémunérateur classique, une activité passion et une participation à l’économie collaborative. Certains peuvent ainsi être à la fois comptable, photographe et chauffeur Uber.
Mais attention, prévient Antonio Casilli, “le digital labor ne donne aucune assurance d’une meilleure maîtrise des temps de travail et de vie, comme ces slashers le laissent penser. Car il brouille les frontières entre temps de travail et temps de vie.” Mais face aux scénarios catastrophes (précarité, dilution du droit du travail ou disparition du dialogue social) liés aux plates-formes, “on pourrait imaginer la création de formes alternatives, moins privées et plus coopératives. Redonner la place aux “communs” (biens, savoirs communs, etc., ndlr) reste un des grands paris du numérique.” A quand un Uber coopératif ?
un revenu d’existence numérique
Reste à résoudre une question de poids : si le travail est désormais implicite, invisible, et même nié, comment le rémunérer ? “On ne peut pas continuer à jouer la carte du salaire“, insiste Antonio Casilli. Mais pour lui, définir un revenu en échange des contenus et des données personnelles comme certains l’imaginent n’est pas une meilleure solution. L’asymétrie de pouvoir contractuel dans la négociation commerciale entre consommateur et plate-forme est telle que les rémunérations seraient anecdotiques. “Pourtant, si le travail s’installe partout dans la vie, c’est toute la vie qui est travaillée. On peut alors imaginer un revenu universel individuel. Il est là pour tout le monde, et n’est lié ni aux besoins ni à l’activité. Le seul fait d’être en contexte connecté permanent justifie ce revenu d’existence numérique.“
Mais, en suivant ce raisonnement, comment financer un tel revenu ? “Je propose de financer ce revenu par une fiscalité numérique, répond Antonio Casilli. Elle serait associé à la valeur des grandes entreprises du numérique qui est produite par le travail invisible des internautes – en réalité, des usagers des plates-formes – et l’extraction des données personnelles produites par ces usagers.” Il s’agirait donc s’instaurer un nouvel impôt sur les sociétés pour alimenter ce nouveau revenu.
Emmanuelle Delsol
(*) Le travail du consommateur. De Mac Do à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons. La Découverte. Marie-Anne Dujarier, maître de conférences en sociologie à l’université Paris III Sorbonne Nouvelle et à l’École Polytechnique (75), chercheur au LISE (CNAM). De McDo à Ebay