Dans le quotidien de Genève Le Temps
le journaliste Nic Ulmi interviewe le sociologue Antonio Casilli.
VIE NUMÉRIQUE Mardi 13 janvier 2015
«Digital labor»: à qui profitent nos clics?
Nic Ulmi
Toutes nos actions sur les plateformes du Web produisent de la valeur – qui nous échappe. Le sociologue des réseaux Antonio A. Casilli explore ce nouveau champ d’étudeJe clique, je like, je commente, je partage. Je m’amuse, je m’exprime, je crée ma place dans le monde, je me fais des amis. Voilà, consciemment, ce que je fais en naviguant sur les plateformes du Web. Mais ce qui m’échappe, ce qui élude ma perception, c’est qu’en même temps je suis en train de travailler. Par mes actes, par les informations que je produis et que je mets en mouvement, je crée de la valeur. Une valeur qui n’a rien d’abstrait: elle correspond à des sommes d’argent. Manque de bol, celui-ci ne me revient pas. Car la valeur que je génère est captée par les industries numériques, qui la gardent pour elles… C’est le point de vue d’un courant de chercheurs qui définissent et explorent depuis 2012 le concept de digital labor, ou «travail numérique». Sociologue des réseaux, professeur d’humanités numériques à la grande école Télécom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Antonio A. Casilli prépare un livre sur la question. Survol d’un nouveau champ de réflexion – et peut-être d’action.
Le Temps: Comment produit-on de la valeur en utilisant le Web?
Antonio A. Casilli: De trois manières. La première, la plus classique et reconnaissable, est la création de contenus sur les plateformes où ceux-ci sont générés principalement par les utilisateurs. La deuxième, de plus en plus reconnue depuis 2013, est la production de données et métadonnées (les données sur les données, telles qu’une date, l’auteur d’une photo, l’adresse IP de la personne qui l’a partagée). Celles-ci peuvent être exploitées par les propriétaires de la plateforme, mais également par des entreprises tierces, qui les achètent pour faire du ciblage publicitaire et optimiser la production marchande. La troisième manière est liée aux objets connectés, à travers lesquels notre simple présence au monde est en train de se transformer en activité travaillée: le seul fait de se trouver dans une maison ou un bureau «intelligents», c’est-à-dire équipés de dispositifs connectés, est déjà producteur de valeur pour les entreprises qui collectent nos informations.
– Qu’en disent les entreprises?
– Elles ont un discours ancré dans l’idéologie du partage et de la générosité: des pulsions par ailleurs bien réelles, qui préexistent à la mise en place de l’énorme dispositif d’économie numérique qui s’est superposé aux communautés d’Internet depuis la seconde moitié des années 2000. D’autre part, certains géants du Web sont en train d’explorer la rémunération des données, envisagée non pas comme le fruit d’une activité travaillée, mais comme si ces données constituaient une sorte de patrimoine personnel que l’utilisateur leur vend. Le problème est que la rémunération envisagée est anecdotique, sans proportion avec la valeur qu’on peut extraire des contributions des utilisateurs. Ce qui revient à mettre ces derniers dans une situation d’exploitation extrême. C’est pourquoi, en France, le Conseil national du numérique, dans son rapport sur la neutralité des plateformes, recommande de rejeter la cession des données comme s’il s’agissait d’une propriété.
– Combien valent ces données?
– Les calculs qui circulent – on parle de 120 dollars rapportés par chaque utilisateur à Facebook l’année passée – sont fallacieux. Comme le rappelait récemment le rapport du Conseil d’Etat sur Le numérique et les droits fondamentaux , la valeur d’un utilisateur s’accroît à chaque fois qu’un nouvel utilisateur vient s’ajouter au réseau. Suivant un principe connu en informatique comme «loi de Metcalfe», cette valeur serait proportionnelle au carré du nombre des utilisateurs du réseau… C’est complètement «pifométrique», mais ça donne une échelle – et ça souligne le fait qu’il s’agit de rendements croissants.
– En échange de son travail, l’utilisateur bénéficie de la gratuité de ces services: Google, Facebook, Twitter…
– Cette gratuité, à mon sens, n’est qu’apparente. Ce que nous ne payons pas via un abonnement à un service, nous finissons par le payer en termes de surprix sur nos achats, par une série d’effets liés à la publicité sur les plateformes. Il faut noter, entre autres, que la plateforme utilise l’information sur notre comportement pour nous placer dans une catégorie socio-économique et nous faire des propositions d’achat: beaucoup d’indicateurs montrent que le ciblage qui en résulte est défavorable à l’utilisateur en termes de prix.
– Les industries numériques captent la valeur d’un travail qui, pour le travailleur, est en réalité un plaisir. C’est «win-win», comme on dit. Non?
– Nous sommes dans une situation d’aliénation douce: heureux, parce qu’aliénés de manière gentille… Ce qui est paradoxal, c’est que le niveau d’exploitation dont nous faisons l’objet dans le moindre de nos gestes est, lui, énorme. Felici e sfruttati («Heureux et exploités»), selon le titre d’un livre de mon confrère Carlo Formenti. Nous sommes heureux, peut-être, mais nous sommes détachés du fruit de notre activité, dont nous ne sommes d’ailleurs même pas conscients que c’est un travail. Nous perdons la possibilité d’accéder à ce que nous produisons: qu’est-ce qui se passera avec nos profils Facebook d’ici à dix ans? Le fait d’être coupé du fruit de notre travail, c’est l’aliénation au sens marxiste. Ça dépasse le bonheur, le fait d’être heureux ou pas.
– Que faire?
– Trois lignes de fuite sont évoquées. La première consiste à reconnaître qu’une rémunération est possible sur la base d’un contrat entre l’utilisateur et la plateforme, mais ça soulève le problème déjà évoqué. La deuxième est une dynamique de propriété sociale des entreprises. Selon la vision de Trebor Scholz (ndlr: le chercheur qui a introduit le terme digital labor), il faudrait utiliser des plateformes coopératives. Mais celles-ci se heurteraient à un marché où des géants ont clairement une position dominante. La troisième voie consiste à reconnaître que le fruit du digital labor est collectif et que, comme sur Facebook, on a des «amis en commun», mes données ne sont jamais que les miennes, mais aussi celles de mes amis et de leurs amis… Il faut reconnaître la nature sociale, collective, commune de tout ce qu’on produit en termes de contenu partagé et de données interconnectées, et prévoir une rémunération en mesure de redonner au common ce qui en a été extrait. D’où l’idée, que je défends, du revenu de base inconditionnel. Celui-ci devrait être financé par le genre d’impôt que suggérait le rapport d’experts sur la fiscalité numérique présenté en 2013 au Ministère des finances, basé sur la valeur produite par le travail invisible des utilisateurs.