Dans Le Monde (Pixels), une enquête équilibrée et bien documentée sur le Web des troubles du comportement alimentaire, où le journaliste Grégor Brandy interviewe Antonio Casilli à propos du projet de recherche ANAMIA.
Ana, mia et les autres : bienvenue dans l’enfer des troubles du comportement alimentaire
« Mouvement ana », « mia », « thinspiration »… les communautés liées aux troubles du comportement alimentaire sont parmi les plus actives sur Internet.Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par Grégor Brandy (Journaliste)
Des centaines de sites, des milliers de photos, autant de témoignages… les communautés liées aux troubles du comportement alimentaire ne sont pas forcément visibles de tous, mais elles font partie des plus actives sur Internet. Un rapport paru en novembre 2013 et intitulé Les jeunes et le Web des troubles alimentaires : dépasser la notion de « pro-ana » liste près de 600 sites. Un nombre stable depuis plusieurs années.
Pour comprendre le fonctionnement de ces communautés, il faut savoir ce que sont les troubles du comportement alimentaire (TCA). Le plus connu et le plus facilement reconnaissable est l’anorexie mentale (anorexia nervosa) soit « la restriction volontaire de l’alimentation avec véritable obsession concernant la nourriture et rites destinés à contrôler l’attrait de celle-ci ». Il y a également la boulimie (bulimia nervosa), qui se caractérise par des « accès répétés d’hyperphagie (fringales alimentaires), auxquels met fin une sensation inconfortable de réplétion, associés à une préoccupation excessive concernant le contrôle pondéral, avec alternance habituelle entre des périodes boulimiques et anorexiques ». S’y ajoutent d’autres troubles du comportement alimentaires plus rares, dont certains ne touchent qu’une partie infime de la population.
La naissance d’ana et de mia
Si ces importantes communautés en ligne se font discrètes, c’est parce que l’anorexie et la boulimie ont été visées dès leur apparition sur le Web par des tentatives de censure. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que le Web est encore principalement constitué de portails, AOL et Yahoo! décident de censurer les mentions à l’anorexie et la boulimie des discussions. Trop dérangeant, trop choquant. Mais les troubles sont toujours là et le besoin de témoigner reste. Alors, plutôt que d’employer ces deux termes, deux autres apparaissent : « ana » pour l’anorexie et « mia » pour la boulimie.
Depuis, les réseaux sociaux sont apparus, et certains, comme Tumblr, Instagram ou Pinterest, font la part belle aux images partagées par les adolescents. Quand on tape « ana » ou « pro-ana » dans les champs de recherche, des dizaines d’images de jeunes filles maigres ressortent. Cages thoraciques décharnées, clavicules qui ressortent, jambes qui ne semblent plus composées que d’os… Des textes ou des hashtags les accompagnent parfois, rendant l’expérience encore plus dérangeante, quand certaines personnes essaient de convaincre leurs lecteurs de les rejoindre. C’est ce qu’on appelle les mouvements ana et mia. Des communautés qui estiment que ces troubles du comportement alimentaire ne sont pas une maladie, mais un mode de vie.
« Thinspiration », « thigh gap » et « bikini bridge »
Comme l’explique Antonio Casilli, chercheur à Télécom Paris Tech et EHESS Paris qui a cosigné avec Lise Mounier, Fred Pailler et Paola Tubaro, le rapport sur les jeunes et le Web des troubles alimentaires :
« Ces plateformes qui mettent en avant le contenu iconographique ont été concernées par ce phénomène qui est lié aux communautés ana et mia qu’on appelle la “thinspiration” soit l’inspiration à maigrir. Cela consiste à partager des images qui étaient censées montrer les idéaux de beauté à suivre pour inspirer les gens à bien respecter le régime. »
Autre concept largement partagé, le thigh gap, une technique qui consiste à serrer les pieds et à noter l’écart visible entre les cuisses. Plus l’écart est grand, « mieux c’est ».
Sur 4chan et son sous-forum /b/ – la « poubelle du Web » –, on a eu vent du phénomène. Sur ce gigantesque forum anonyme de publication d’images, tout y passe : pornographie trash, images gores, mais aussi de nombreux montages humoristiques inventifs et décalés. En 2012, quelques personnes présentes sur /b/ avaient ainsi réussi à pousser des fans de Justin Bieber à se scarifier. Plus récemment, on les a retrouvées derrière le vrai-faux mouvement de promotion du « bikini bridge » (l’écart qui se forme entre le bas d’un bikini et l’abdomen lorsqu’on est couché).
Tous ces phénomènes sont depuis passés à la postérité, partagés principalement par des jeunes filles sur Tumblr, Pinterest, Instagram et quelques forums. Elle s’encouragent mutuellement, se donnent des conseils, se persuadent qu’elles sont dans le vrai et que leur conduite est normale. Cela se transforme parfois en compétition et devient extrêmement dangereux. Joanna Kay (le nom a été modifié), une ancienne anorexique, expliquait ainsi dans l’émission « New Tech City », sur la radio américaine WNYC : « La thinspiration peut aller très loin. Les gens qui la pratiquent iront jusqu’à se décharner. Les troubles du comportement alimentaire sont des maladies pour les personnes qui en souffrent. Pour moi, c’était un but, et je sais que ça a l’air fou, parce que c’est une maladie, mais c’est ce que je cherchais. »
Jamie Bartlett est le directeur du Centre pour l’analyse des médias sociaux. Il a observé plusieurs « communautés sombres » sur le Web caché. Interrogé par le Guardian, il explique que la communauté ana est extrêmement soudée. « Je m’attendais à trouver des groupes malveillants qui poussent de jeunes filles vers des comportements destructeurs, mais c’est l’inverse. Cette communauté est incroyablement aimante, attentionnée, amicale. Les gens sont toujours là les uns pour les autres. Mais, à cause de cela, ce comportement négatif fait partie de votre vie sociale. Vous ne vous rendez même pas compte que cela est en train de se produire. […] Cela fait partie de leur identité. Et ces personnes sont terrifiées à l’idée de quitter ces sites parce que c’est leur vie sociale. […] La gentillesse et la chaleur font que c’est destructeur. »
Mais il serait faux et réducteur de regrouper l’ensemble de ces comportements, pour certains dangereux pour la santé, sous la bannière « ana et mia » – et de croire que les sites qui y sont consacrés en font l’apologie. La plupart des blogs et forums que nous avons pu consulter contiennent un avertissement qui indique que les contenus présents sont susceptibles de choquer, que l’anorexie, la boulimie ou n’importe quel autre trouble du comportement alimentaire n’est pas un choix de vie mais une maladie avec laquelle on vit.
Des communautés autogérées
Cela permet également d’exclure les « wannarexics ». « Présente principalement chez les adolescentes, la wannarexie (contraction de want, « vouloir » et anorexia, « anorexie ») est un terme qui définit celles qui se disent anorexiques ou qui aimeraient l’être »,selon la définition de l’Associated Press en 2007.
Et, si beaucoup de blogs et de sites comportant des témoignages sont encore accessibles directement, les plus récents et les plus actifs demandent une identification. Par exemple, sur Reddit, les sous-forums /r/anorexia ou /r/mia sont privés. Pour les rejoindre, il faut faire une demande écrite aux modérateurs, qui sont les seuls habilités à accepter ou non.
« Soyez intelligents. Rappelez-vous que personne ici n’est en mesure de soigner des maladies ou un comportement destructeur. Personne ne veut que votre état empire. Et si ce forum aide beaucoup de gens, vous devriez demander à supprimer votre compte si vous pensez que ce n’est pas le cas pour vous. Ce forum est un endroit pour des gens qui souffrent, pas pour ceux qui viennent ici pour “trouver un TCA”», explique ainsi le message de bienvenue sur un important forum anglophone.
Dans la plupart des forums, des modérateurs sont présents pour contrôler ce qui se dit sur le site et éloigner les personnes qui ne font pas partie de la communauté. Sur l’un d’eux, on a ainsi pu voir cette conversation se dérouler :
« Bonjour, je m’appelle Alice, je pèse 67 kilos et je mesure 1,50 m. J’ai eu un enfant et j’ai pris 30 kilos lors de ma grossesse. Je veux descendre à 47 kilos, j’arriverai à 47 kilos. Etre maigre me manque. Je n’ai pas mangé de la journée, j’ai très faim, mais honnêtement, c’est génial. »
Réponse cinglante, huit minutes plus tard :
« Un trouble du comportement alimentaire n’est pas un régime. C’est une maladie mentale qui tue une personne sur sept. […] Avec un TCA, tu ne seras JAMAIS heureuse, tu perdras ta famille et tes amis. Tes cheveux vont se mettre à tomber et tes organes vont lâcher. Pense à ta famille et perds du poids de façon intelligente. Essaie ces sites. Ils te donneront des conseils pour perdre du poids. »
Une volonté régulière de censure de ces espaces
Pour Antonio Casilli, le modèle n’est pas parfait, mais il estime qu’en agissant ainsi les communautés se posent elles-mêmes des limites. « La censure, c’est la pire solution possible. Mais cette idée revient cycliquement. »
En 2008, la députée UMP des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer avait présenté une proposition de loi visant à combattre l’incitation à l’anorexie. Malgré un premier passage réussi devant l’Assemblée nationale, le projet n’est jamais passé devant le Sénat. Pourtant, selon elle, l’interdiction des sites – y compris ceux de témoignages – est justifiable :
« Ce ne sont pas les malades qui vont soigner les autres. On ne sait pas auprès de qui ils parlent, à qui ils donnent des conseils… Il faut vraiment être très vigilant. C’est sûr que ce n’est plus un accès grand public comme cela pouvait être le cas il y a sept ans. Sept ans, c’est long sur le Net. Néanmoins, je pense qu’il est important que la puissance publique mette des règles en place et dise que ce ne sont pas les malades qui témoignent et qui soignent les autres, surtout quand cela peut entraîner des pratiques qui mettent en péril sa santé, voire sa vie. Ces pratiques mettent en péril les plus vulnérables et il faut les protéger. »
Le texte prévoyait de « punir de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait de provoquer une personne à se priver d’aliments de façon persistante pour maigrir de façon excessive pour agir sur son apparence physique qui pourrait l’exposer à un danger de mort ou compromettre sa santé. Ces peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsque cette recherche de maigreur excessive a provoqué la mort de la personne. »
« A l’époque, explique-t-elle aujourd’hui, c’était les débuts d’Internet pour de nombreux jeunes. Le but était de protéger les personnes les plus vulnérables, pas de légiférer pour ou contre la maladie. »
En Angleterre, il y a également eu des tentatives de censure. En Italie, un projet de loi sera soumis au vote dans quelques semaines. Interrogée sur le sujet par la radio américaine WNYC, Danah Boyd, chercheuse en sciences humaines et sociales qui travaille sur les jeunes et les médias sociaux chez Microsoft, estime pourtant que « réguler ces sites est très difficile ».
« La censure et la répression ne marchent pas, répète de son côté Antonio Casilli. « Est-ce qu’il faut laisser faire ? Les communautés elles-mêmes se posent des limites. Il faut aller les chercher pour les trouver, ce n’est une chose sur laquelle on tombe par hasard. »
Les réseaux sociaux ont choisi de ne pas censurer, mais d’afficher des messages de prévention. Selon les termes recherchés, Tumblr propose de l’aide et renvoie vers l’association française pour le développement des approches spécialisées des troubles du comportement alimentaire (Afdas), imalive.org ou le Tumblr anglophone NEDA.
De son côté, Pinterest rappelle que les TCA « ne sont pas un choix de vie ». Le site propose à l’internaute de parler à son médecin, à un diététicien ou de consultermangerbouger.fr, le site du Programme national nutrition santé. Sur ce dernier, pourtant, les trois seuls résultats liés aux troubles du comportement alimentaire n’apportent aucune réponse pour celles et ceux qui chercheraient de l’aide. Contactée, la direction générale de la santé n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Mais, pour Valérie Boyer, ces sites « c’est comme pour l’alcool, le tabac ou les armes à feu. A un moment, on fixe des règles et on décide après observation des conséquences qu’il convient de protéger. Ça sert à ça, une société ».
Selon Jamie Bartlett, qui a vu ces groupes évoluer, la solution au problème est ailleurs, mais elle n’existe pas encore. « Ils n’ont nulle part où aller. Le National Health Service (le système de santé publique du Royaume-Uni) ne fournit aucun service pour que les jeunes filles aillent parler à des gens qui souffrent comme elles. Et donc, il y a cet immense vide. […] Et je pense que c’est un échec du NHS, des services de santé traditionnels. Ils n’ont pas trouvé comment faire. Comment fait-on quand des personnes rejoignent des forums non régulés sur leurs maladies sans qu’on le sache ? »
Plus généralement, selon lui, les « communautés sombres » du Net prolifèrent parce qu’il manque des infrastructures dans « le monde réel ». Une vision du problème partagée par Danah Boyd :
« En ligne, des jeunes personnes lancent des appels à l’aide. Elles le montrent quand elles souffrent. On essaie généralement de bloquer ce qui est visible plutôt que de l’utiliser comme une occasion d’aller à la rencontre de ces dynamiques. Qu’est ce que cela donnerait si on transposait les travailleurs de rue dans le numérique ? Ces notions existent dans les villes, l’idée que certaines personnes un peu plus vieilles veillent sur les jeunes qui ont des problèmes, s’arrangent pour qu’ils aient accès aux services sociaux… ce genre de connexions. Comment crée-t-on une communauté de gens qui veillent sur ces jeunes qui ont de vrais problèmes et comment peut-on les aider individuellement plutôt que de supposer qu’on le peut le faire avec un algorithme ? »
Ces déclarations vont dans le même sens que le rapport Anamia, publié l’an dernier par plusieurs universités et organismes de recherche (pdf) :
« La présence de messages extrêmes ou dérangeants sur les sites Web ana-mia ne conduit pas inévitablement à une généralisation de positions “pro-ana” faisant l’apologie des troubles alimentaires. […] En outre, l’entrée de nouveaux agents (possible à condition que les forums ne soient pas filtrés ni censurés) a plutôt un effet bénéfique, car elle ne radicalise pas les points de vue : le modèle montre que, en revanche, la fermeture des forums réduit la part du soutien dans les communautés, accentuant celle du conflit et conduisant à un scénario de radicalisation. »
Le meilleur moyen de résoudre ce problème, estiment les experts, est donc de ne surtout pas censurer et d’aller à la rencontre de ces personnes malades, sans les brusquer. C’est ce qu’a fait Sharon Edgson. Après de longues années à promouvoir l’anorexie comme un choix de vie, elle s’est attaquée au genre de sites qu’elle avait elle-même fondés : « J’étais spécialisée dans le SEO (optimisation pour les moteurs de recherche). Donc, je savais quels mots cibler pour remonter dans le top 10 des résultats très facilement. Quand les gens cherchaient des sites pro-ana, ils arrivaient sur le mien. » Désormais, Sharon Edgson tient WeBiteBack, un site pro-recovery (pro-rétablissement). Mais, même avec de tels actes, le nombre de victimes risque de continuer à grandir.
Car ces troubles du comportement alimentaire tuent. En 2011, un article paru dans General Psychiatry (pdf) reprenait les résultats de 36 études qui se sont déroulées entre 1966 et 2010. Jon Arcelus, Alex Mitchell, Jackie Wales et Soren Nielsen y concluaient que « les individus souffrant d’un trouble du comportement alimentaire ont des taux de mortalité nettement plus élevés. Le taux le plus élevé se trouve chez les personnes atteintes d’anorexie mentale ».