Sur Télérama du 2 octobre 2014, le journaliste Olivier Tesquet interviewe le sociologue Antonio Casilli sur la drôle de notion de vie privée prônée par un nouveau média social à la mode : Ello.
Ello : un réseau social protecteur de la vie privée, est-ce vaiment possible ?
L’actu Médias / Net | Un nouveau “rival” de Facebook arrive sur le Net, il s’appelle Ello, et n’est pas à une contradiction près. Le sociologue Antonio Casilli répond à nos questions sur ce réseau.
Ello, is it me you’re looking for ? Depuis quelques jours, la presse, les chercheurs et les internautes zyeutent le décollage d’Ello, un nouveau réseau social racé et épuré, autoproclamé rival de Facebook (sans le nommer). Garanti sans pub, fonctionnant sur un principe d’options payantes (que vouz vouliez des emojis supplémentaires ou le droit à la tranquillité absolue), il entend protéger ses utilisateurs contre les assauts du grand capital : « une plateforme où les interactions et les relations entre les gens ne sont pas considérées, ni conçues, à des fins mercantiles », si l’on en croit Paul Budnitz, son créateur, interviewé par Pixels.
« You are not a product », claironne-t-il dans un manifeste, comme une référence explicite à cette antienne rabâchée sur le Web : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ». Un peu dépassé par l’agitation autour de son bébé, l’entrepreneur américain revendique jusqu’à 45 000 demandes d’inscription par heure (le site n’existe encore qu’en version bêta sur invitation). Et soulève presque autant de questions, tandis que certains pointent déjà la duplicité d’Ello en l’accusant de mentir sur ses intentions. Pour y voir plus clair, nous avons sollicité Antonio Casilli, sociologue des réseaux et enseignant à Télécom ParisTech.
A qui Ello s’adresse-t-il ?
Il y a une énorme visibilité des utilisateurs LGBT, qui se sont inscrits parce qu’Ello autorise les pseudonymes. C’est une communauté à l’avant-garde de tout un ensemble d’usagers qui partagent les mêmes préoccupations et les mêmes intérêts, mais elle réagit davantage dans l’urgence : plus que d’autres, elle a subi les dérives des grands réseaux sociaux généralistes, qui ont lancé la guerre au pseudonymat à travers leur politique dite « des vrais noms » [au terme de discussions tendues avec des associations transsexuelles aux Etats-Unis, Facebook vient d’ailleurs d’assouplir son rapport aux pseudonymes, ndlr].Ello est-il capable de tenir ses promesses, notamment en matière de protection de la vie privée et de refus de la publicité ?
La plateforme porte d’abord une énorme contradiction dans sa politique vis-à-vis des données d’utilisateurs : on leur garantit que leurs données ne seront pas utilisées à des fins publicitaires, tout en leur précisant dans les conditions d’utilisation que celles-ci pourront être partagées avec des entreprises tierces à l’avenir.Si c’est un réseau qui n’est pas basé sur la pub, c’est qu’il envisage le freemium, c’est à dire que les utilisateurs payants maintiennent la gratuité de l’ensemble, comme sur le réseau LiveJournal par exemple [Ello a déjà listé certaines de ses futures options payantes, notamment celle qui permettra de bénéficier… d’un compte privé, ndlr & CQFD]. Dans ces conditions, la vie privée n’est plus monétisée, mais elle devient payante, ce qui n’est guère différent.
C’est l’idée de la « privacy as a service », dérivée du « software as a service », selon laquelle un internaute ne dispose d’aucune donnée sur son ordinateur mais doit se connecter à un service pour y accéder. Si on file la métaphore jusqu’à la vie privée, cela veut dire qu’elle n’est plus entre vos mains, mais qu’elle est nichée sur une plateforme, en l’occurrence Ello. C’est une forme de privatisation de la vie privée, puisqu’une entreprise possède de facto un droit de propriété sur vos données.
Au sujet de la vie privée, vous écrivez que ce doit être une négociation collective, fruit d’un rapport de forces entre les internautes et les plateformes. Ello la rend-elle impossible ?
Ello propose une négociation selon ses propres règles, alors même qu’elle se collectivise de plus en plus. Prenez l’exemple de Max Schrems, cet étudiant autrichien qui est parti en guerre contre Facebook. Il a agrégé autour de lui plusieurs groupes, à tel point qu’en août, sous la bannière « Europe vs Facebook », il a lancé un recours collectif avec 25 000 internautes, le tout financé par un cabinet d’avocats allemand.Aujourd’hui, Ello se trouve un peu dans la même situation que Facebook en 2006, lors de l’introduction du fil d’actualités, le fameux newsfeed. A l’époque, les protestations avaient été si vives que la chercheuse danah boyd avait parlé de « déraillement de la vie privée ». Si nous prêtons tant d’attention aux tâtonnements d’Ello, c’est qu’à la différence d’autres réseaux sociaux alternatifs tels que Diaspora ou App.net, ils ont lieu en pleine lumière, à la vue de tous.