La revue M3 (numéro 7, printemps/été 2014) publie une tribune du sociologue Antonio Casilli au sujet de la privacy à l’heure d’Internet.
QUI MENACE LA VIE PRIVÉE ?
Gourous de l’Internet et défenseurs du droit à la vie privée se retrouvent sur un point : la notion de vie privée est sur le déclin. Les premiers s’en félicitent, dissimulant à peine leurs intérêts économiques, quand les seconds pointent les conséquences liberticides des réseaux numériques. Pendant ce temps, les internautes rivalisent de créativité pour contourner les tentatives de publicisation de leur intimité, faisant ainsi mentir les deux théories.
Antonio Casilli est sociologue, maître de conférences en Digital Humanities à Télécom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin.
[ Cet article est paru dans le numéro d’été de la Revue M3 ]
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L’usage de plus en plus massif des médias sociaux (Facebook, Twitter, Google +, etc.) dans nos espaces privés brouille les modalités de partage de l’intimité. Il nous pousse aussi à rénover les outils conceptuels qui nous permettent de comprendre les sociabilités à l’heure du numérique. Cet effort d’analyse est rendu d’autant plus nécessaire que l’on assiste à une importante remise en cause de la notion de vie privée. La privacy serait-elle en train de disparaître ? Faisant écho à ceux qui s’inquiètent de la montée d’une transparence généralisée, les grandes entreprises de l’Internet martèlent que le concept même de vie privée est dépassé, avec, en arrière-pensée, des visées sur les données des utilisateurs, elles-mêmes au coeur d’enjeux économiques et politiques considérables. Mais qu’en est-il vraiment ? Et si, contrairement à l’idée dominante, elle se complexifiait au lieu de disparaître ? Laissant ainsi entrevoir combien son importance demeure capitale aux yeux des utilisateurs de médias sociaux.
Une nouvelle forme de partage de l’intimité
Originellement, l’espace privé est une étendue physique à l’intérieur de laquelle ce qui se passe est inaccessible aux regards extérieurs. Il est la scène de la vie privée. Ce concept est né au XVIIe siècle sous la plume de juristes tels Louis Brandeis et Samuel Warren qui publient, en 1890 dans la Harvard Law Review, un article intitulé The Right to Privacy. La définition issue de cette tradition libérale anglo saxonne en fait le droit donné à chacun « d’être laissé tranquille ». Elle positionne un individu souverain au centre d’une sphère à l’intérieur de laquelle il peut receler ses faits et gestes, ses opinions, etc. Et sans avoir à en rendre compte tant qu’il ne nuit à personne. À l’heure d’internet, cette définition n’est plus tenable. Des dispositifs techniques ont fait irruption dans l’espace privé. Ce sont autant de fenêtres que chacun peut ouvrir pour se pencher sur la vie des autres ou pour les laisser accéder à sa propre intimité. Les médias sociaux — formule plus juste que celle de « réseaux sociaux », apparue dès les années 1950 et sans rapport avec le numérique — rendent ainsi possible une publicisation de l’espace privé. Cette nouvelle forme du partage de l’intimité est un concept difficile à définir en ce qu’il dépend de la subjectivité de chaque individu. La psychosociologie fournit cependant des outils : notamment, le concept d’extimité que Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre, et psychanalyste français, reprend à la psychanalyse lacanienne pour l’appliquer à l’analyse des sociabilités numériques. Il décrit le désir qui pousse l’individu à partager avec d’autres des éléments de sa vie privée, afin de les faire valider et reconnaître par ses pairs. Il permet ainsi de dépasser le clivage intime / non-intime et de revoir la relation individu / collectivité en tenant compte des démarches élaborées par chacun pour partager ses contenus personnels.
La fin de la vie privée ?
Deux thèses concurrentes et opposées convergent dans une même annonce de la fin de la vie privée. La première est celle de grandes firmes de l’Internet — aussi appelées Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple…). Pour Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, la vie en public serait « la nouvelle norme commune ». Il s’appuie sur l’expérience tirée de sa plateforme où les utilisateurs seraient toujours plus à l’aise avec un partage de plus en plus large. Il promeut une idéologie de la connectivité généralisée et de la transparence absolue de nos pratiques, de nos opinions, de nos amitiés, etc. D’autres acteurs industriels vont dans le même sens. Ainsi Vint Cerf, l’un des pères fondateurs d’internet engagé par Google comme Chief Internet Evangelist, voit dans la notion de vie privée une parenthèse historique. Selon lui, nous serions passés d’une société rurale où tout le monde savait tout de tous à une société où l’idée de la sphère privée est imposée par la bourgeoisie urbaine. Il décrit ce changement comme une anomalie dans la longue histoire. Cette vision fortement idéalisée des transitions historiques est un récit politiquement orienté qui légitime, en les intégrant à une grande dynamique collective, les offres de service des sociétés du numérique. La seconde thèse sur la vie privée est celle défendue par des savants et des acteurs de la société civile, qui s’alarment de sa disparition. Selon eux, les utilisateurs accepteraient de renoncer en partie à leur vie privée pour bénéficier des médias sociaux. Progressivement, les usages évolueraient vers plus de transparence. Au partage généralisé s’ajoute alors le traçage de la part des pouvoirs publics et d’entreprises privées. Au sein de ce scénario, les utilisateurs seraient, eux, inconscients des risques pris, et in fine consentants, notamment les plus jeunes. Si cette théorie repose sur la même prédiction que celle des gourous du net, elle va à l’encontre d’une apologie de la transparence et met en évidence les menaces pour nos libertés. Pourtant les données empiriques démontrent que les utilisateurs n’entendent pas renoncer à leur droit à une vie privée. Au contraire, ils recherchent constamment de nouvelles stratégies pour contourner les dévoilements forcés auxquels les géants du web voudraient les exposer. Nous sommes collectivement attachés à notre privacy et l’inquiétude relative à sa disparition est proportionnelle à l’importance qu’elle revêt à nos yeux. Les enquêtes les plus récentes indiquent que les utilisateurs sont de plus en plus conscients des risques liés à la publicisation de leur vie et qu’ils sont capables de développer des formes d’« obfuscation » pour se protéger : réglage strict des paramètres utilisateurs, faux profils, détails délibérément erronés, pseudonymes, etc.
Le débat piégeux de la transparence
L’annonce d’une disparition de la vie privée se nourrit aussi de l’idée que seuls ceux qui ont quelque chose à cacher y seraient attachés. En corollaire, la transparence promue comme un outil de sécurité publique. Dans l’espace où se déploient les enjeux géopolitiques du numérique, ce mouvement est poussé par des intérêts économiques et militaires d’acteurs qui prétendent s’inscrire dans la continuité des outils de surveillance publique de masse mis en place depuis longtemps par les États. En réalité, la rupture est totale. Il y a quelques années, les fichiers étaient des fichiers centraux, constitués par des services d’États et contrôlés par des instances démocratiques, telle la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Ce n’est désormais plus le cas. De nombreuses données sont collectées par les firmes de l’Internet et font l’objet d’un marché qui échappe à la vigilance citoyenne, ainsi que l’a récemment révélé Edward Snowden à propos de la NSA. Ici, la question de la surveillance de masse croise celle de la protection de la vie privée, et l’inquiétude que provoque la question montre que les citoyens y sont attachés. Ce dont témoigne le développement de formes de cryptage plus poussées ou du réseau TOR. S’ils veulent retrouver la confiance de leurs usagers, les Gafa ont aujourd’hui intérêt à créer des alliances stratégiques contre l’abus de la surveillance de masse avec les milieux militants. La dernière vague d’acquisition par les géants du web de petites start-up innovantes réputées pour leur respect de la vie privée peut être vue comme un signal de cette prise de conscience.
Une nouvelle sociabilité
Historiquement, l’affaiblissement des corps intermédiaires ne pousse pas vers une désintermédiation mais appelle une ré-intermédiation. Si, aujourd’hui, des structures de socialisation ont effectivement moins de poids — appartenances professionnelles, solidarités familiales, etc. —, d’autres en ont gagné. C’est le cas des grands médias producteurs de prescription identitaire, et plus encore des plate-formes des médias numériques : leurs algorithmes prédictifs explorent les comportements des utilisateurs et leur suggèrent d’intégrer de nouveaux contacts à leur réseau social, voire de dévoiler de nouvelles appartenances cohérentes avec celles déjà déclarées. Du fait de leur nouveauté, ces modes de sociabilité
demandent à être appropriés par les utilisateurs qui, progressivement, inventent un ensemble de conventions. Celles-ci organisent les stratégies relationnelles encadrant, selon les contextes, la manière d’extérioriser l’intimité. Une forme de négociation s’opère alors entre les utilisateurs des médias sociaux : nous envoyons des signaux
puis attendons les retours de notre réseau pour apprendre, individuellement et collectivement, ce qui est admis et ce qui ne l’est pas. Ainsi les utilisateurs sont-ils en permanence sollicités pour décider de ce qui relève du confidentiel, du personnel, du professionnel, d’un partage public ou limité, etc. La vie privée n’est donc pas seulement le fruit d’une décision individuelle mais aussi d’une interaction collective. Si l’initiative est personnelle, les autres sont là pour cautionner, prévenir, condamner, etc. La philosophe américaine Helen Nissenbaum explique que les contenus partagés le sont toujours dans les limites d’un contexte d’interactions très précis qui définit une sorte de règle du jeu. C’est ce qu’elle appelle « l’intégrité contextuelle de nos informations personnelles ». Si celle-ci est modifiée unilatéralement (une plate-forme sociale qui changerait sans concertation ses conditions d’utilisation), si le contexte est détourné (diffuser dans le milieu professionnel une information recueillie dans la confiance d’une conversation informelle entre amis), alors on se trouve face à une « violation de la vie privée ». Une violation dont la signification a profondément changé. Il ne s’agit plus de protéger à tout prix et contre tout regard un noyau impénétrable de données sensibles. Au contraire, nous voulons en révéler certains éléments, mais seulement à des interlocuteurs précis et sous des conditions établies à l’avance.Vers la cyclicité de la vie privée
Parmi les différents scénarios prospectifs, celui de la fin de la vie privée apparaît donc comme le moins défendable face à d’autres, prédictivement plus solides. Un, en particulier, semble se dessiner : celui de la cyclicité de la vie privée. Les grandes plateformes sociales tentent régulièrement de modifier les paramètres utilisateurs afin de rendre public ce
qui était privé par défaut. À chaque fois, ces changements provoquent des réactions de la part de certains organismes d’État, d’associations de défense et, surtout, des utilisateurs eux mêmes qui renforcent leurs paramètres de confidentialité. Conséquence : les plate-formes cherchent à faire évoluer encore davantage l’ouverture et la publicisation des données. D’où des phénomènes de cyclicité et d’oscillations du niveau de privacy entre les deux polarités du totalement transparent et du totalement caché. Se forme ainsi une dialectique
permettant au système d’acteurs-utilisateurs de développer un antidote pour pérenniser la vie privée face aux tentatives récurrentes des médias sociaux qui cherchent à l’amoindrir. Ceci acquis, il reste utile de consolider l’encadrement de la vie privée en soutenant l’apprentissage de l’utilisation des médias sociaux. Il doit s’étendre à l’ensemble de la société, y compris à l’école et aux instances de décisions publiques. Il est aussi indispensable que les pouvoirs exécutifs et législatifs se servent des leviers fiscaux et réglementaires pour ré-équilibrer la relation Gafa / utilisateurs. Sans cela, le cadre à l’intérieur duquel s’opère la négociation de la vie privée serait biaisé. Et, si les données sont bien le « nouveau pétrole » de nos sociétés, alors il faut faire en sorte que l’extraction et l’exploitation de cette ressource se fasse dans le respect de l’environnement social qui la produit.Illustrations :
© Jérémie Fischer