Vie privée : la plus belle des ruses de Facebook (tribune Corriere della Sera, 19 janv. 2014)

Une tribune signée par Antonio A. Casilli dans l’édition du dimanche 19 janvier 2014 du quotidien italien Il Corriere della Sera (supplément « La Lettura »). Pour aller plus loin, l’ouvrage Against the hypothesis of the « end of privacy » in social media: An agent-based modeling approach, co-ecrit avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi, paru chez l’éditeur Springer.

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Fin de la vie privée ? La belle ruse de Zuckerberg

La plus belle des ruses de Facebook a été de persuader le monde que la vie privée n’existe plus. Au cours des dernières années, les déclarations dans ce sens de Mark Zuckerberg se sont multipliées : selon le fondateur du célèbre média social, la « nouvelle norme » serait la transparence, la vie en public. L’hypothèse de la fin de la vie privée est présentée comme une évolution inévitable et spontanée des comportements sociaux des utilisateurs des réseaux sociaux numériques. Tout s’explique, tout se tient dans le grand méta-récit historique, qui, de l’existence isolée et aliénée des grandes villes industrielles du siècle dernier, conduit à l’harmonie des communautés interconnectées d’aujourd’hui.  Ce que M. Zuckerberg ne dit pas, c’est que l’histoire est moins linéaire qu’il ne le dise, et ses utilisateurs moins passifs.

Autour des paramètres de confidentialité, depuis des années se mène une véritable guerre. Entre 2006 et 2013, Facebook a proposé 10 révisions de ses conditions d’utilisation ayant un impact majeur sur ​​les données personnelles de ses membres. Il a dû faire face à 10 campagnes de contestation, menées par des organisations qui ont impliqué le Sénat et la Commission Fédérale du Commerce américaine, ainsi que les organismes de surveillance d’Internet en Irlande, en France et en Allemagne. Dans 8 cas sur 10, Facebook a dû faire marche arrière, et M. Zuckerberg présenter ses excuses officielles. L’évolution future de Facebook pourrait être affectée profondément par lesnon-dits et les demi-vérités de son fondateur.

FB_Privacy_flowchart

La privacy n’a pas disparu, elle s’est transformée. De droit individuel, elle est devenue une négociation collective. Une négociation entre les Etats, les entreprises et les acteurs de la société civile pour décider qui a le droit d’accéder aux données personnelles et à quelles fins. Une négociation entre les utilisateurs mêmes, pour avoir le droit de décider chaque jour ce qu’ils vont partager et avec qui.

Les révélations d’Edward Snowden, l’ancien employé de la CIA qui a dévoilé le système de surveillance de la masse par la National Security Agency, ont montré que la vie privéeest encore, douloureusement, au centre du débat public. Le « DataGate » a également été instrumental pour mettre en évidence l’ambiguïté et la duplicité de Facebook, tantôt complice, tantôt victime de la NSA. Se multiplient désormais les pressions contradictoires de la part des gouvernements nationaux qui d’une part imposent de révéler et d’autre part de protéger les données personnelles de leurs citoyens. Facebook risque dans les prochaines années d’être déchiré par ces tensions politiques et juridiques, auxquelles jusqu’à présent l’entreprise a réagi en niant l’évidence. Ces tensions pourraient, en dernière instance, représenter des signes avant-coureurs de son déclin culturel.