Amitié et médias sociaux : interview d'Antonio Casilli (Le Monde, Culture & Idées, 04 janv. 2014)

Le supplément Culture & Idées du quotidien Le Monde propose un dossier très riche sur l’amitié à l’heure de Facebook, signé par l’écrivain Frédéric Joignot. Une interview avec Antonio A. Casilli, maître de conférences en digital humanities à Télécom ParisTech et auteur de l’ouvrage Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? complète les propos de philosophes (Stéphane Vial, Anne Dalsuet), psychologues (Serge Tisseron), sociologues (Jean Claude Kauffmann) et spécialistes en infocom (Pascal Lardellier).

http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/01/02/l-amitie-a-l-epreuve-de-facebook_4342222_3246.html

L’amitié à l’épreuve de Facebook

« Le Web n’enferme pas les individus dans des relations figées »

Antonio A. Casilli est enseignant-chercheur en « humanités numériques » à Télécom ParisTech (Institut Mines-Télécom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris). Il est l’auteur des Liaisons numériques. Vers une nouvelles sociabilité ? (Seuil, 2010).

Que répondez-vous à ceux qui avancent que l’« amitié » tissée sur Facebook est inauthentique, qu’on se joue de mots, ou qu’il s’agit d’un « tout-à-l’ego » ?

Depuis le début des années 2000, le mot « ami » est employé sur les platesformes de networking social. Sur Friendster et Myspace, il désigne tout simplement le lien entre deux profils. Il a ensuite été repris avec succès par Facebook. Bien entendu, au début, il ne s’agissait que d’une métaphore. C’était une ruse de l’interface pour mettre les usagers en confiance et les pousser à partager des contenus. Elle répondait avant tout à une logique d’incitation commerciale. Cependant, les usagers n’ont pas été passifs. Ils ont vite commencé à s’approprier la notion pour la mettre en résonance avec leurs référents culturels.

La procédure de la demande d’amitié en ligne n’influe-t-elle pas sur la qualité delarelation ?

La conception de l’amitié sur les réseaux sociaux est l’héritière des notions classiques mais elle privilégie certains éléments et en laisse d’autres de côté. L’accent est ainsi mis sur les aspects performatifs et déclaratifs : il faut constamment commenter, « aimer » les photos de ses amis Facebook pour entretenir le lien avec eux. Il faut s’engager à respecter un protocole qui va de l’envoi de la requête d’amitié à son acceptation explicite et à l’attribution de certains privilèges d’accès aux contenus : je décide qui peut voir mes photos, qui peut commenter mes messages, etc. Le côté formel est crucial. En revanche, la composante d’attachement émotionnel, la philia dont parlait Aristote, est estompée : on peut inclure quelqu’un dans notre liste d’amis sans pour autant l’aimer. Finalement, la question de l’authenticité de ces liaisons numériques est peu pertinente. Entre amitié « de la vie de tous les jours » et amitié « sur les médias sociaux », il y a moins une opposition qu’une adaptation. Le Web social promet de satisfaire une aspiration primordiale à l’amitié, sans pour autant enfermer les individus dans des relations figées.

D’autres critiques parlent des liaisons numériques comme de « liens faibles ». Quelle est votre analyse des « liens faibles » ?

En sociologie, on appelle « liens faibles » les relations moins fréquentes, moins intenses, et donc moins ressenties, avec des individus qui se situent à la périphérie de nos cercles de connaissances. Au contraire, les membres de notre famille, les collègues, les partenaires rentrent habituellement dans la catégorie des liens forts. De manière spontanée, nous pensons souvent que la vie en ligne n’est qu’un cirque de liens faibles mais c’est une contrevérité : notre sociabilité numérique est un mélange de ces deux types de lien. Les liens forts sont encore très présents, surtout sur certaines platesformes sociales. Pensez aux millions d’utilisateurs de Skype qui s’en servent pour parler avec leurs parents, avec leur conjoint. A ceux-ci s’ajoutent les liens faibles, tels les « amis d’amis » croisés en commentant la même page, en partageant le même lien.

Certains se demandent si cela ne risque pas de fragiliser notre tissu social…

Dans les années 1970, le sociologue américain Mark Granovetter avait expliqué que les liens faibles étaient essentiels pour introduire de la variété informationnelle dans nos vies. Tout particulièrement dans certaines situations de transition existentielle : les connaissances éloignées maximisent les chances de recevoir de l’information non redondante et d’élargir l’éventail de nos connaissances. Les proches, eux, nous ressemblent et ont souvent accès aux mêmes informations que nous. Ils ne nous permettent donc pas d’évoluer.

Propos recueillis par Frédéric Joignot.