[Mise à jour du 01 avril 2013 10h29. Ce billet a été republié sur le Huffingtonpost et traduit en anglais sur le site Web Notbored.org. Parmi les blogs ayant repris l’information, je signale celui d’Olivier Ertzscheid (Affordanceinfo) et celui d’Olivier Beuvelet (Mediapart). A lire aussi, le blog de la section FSU de la BnF – à propos du “rayonnement en interne” de mon texte…]
Il y a quelques jours je me suis rendu – avec une petite délégation de France Culture – à la Bibliothèque Nationale de France pour visiter l’exposition Guy Debord : Un art de la Guerre. L’ouverture officielle n’étant que le 27 mars 2013, l’idée était de jeter un œil à cette collection en cours de montage de notes, photos, films et textes du père du Situationnisme, afin de préparer cette émission de La Grande Table avec Caroline Broué consacrée à l’héritage de Guy Debord.
Seul hic : nous avons été accueillis par des responsables de la communication externe de la BnF, qui n’ont visiblement pas apprécié mon initiative de prendre quelques photos pour les publier éventuellement sur mon fil Twitter et sur mon blog. Peur du (mauvais) buzz ? Difficulté à saisir les logiques des médias numériques ? Pas du tout : la raison invoqué est – un roulement de tambour, s’il vous plait ! – le droit d’auteur. Ma requête s’est donc heurtée à un refus catégorique une première fois en face-à-face, ensuite par téléphone. Le reste de la dispute s’est déroulé par mail 48 heures durant.
L’essentiel de nos échanges, dont je ne reproduis pas ici le verbatim pour d’évidentes raisons de respect de mes interlocuteurs, mérite d’être consigné dans ce blog. Il nous aide à comprendre le fonctionnement d’une grande institution étatique comme la BnF à l’heure des enclosures des biens communs de la connaissance, et jette une lumière crue sur sa schizophrénie manifeste à l’égard de la question du droit d’auteur : sur-protégé quand il s’agit de ses œuvres ; dédaigné quand il s’agit de celles des autres.
Le courrier électronique que mon interlocutrice principale (dorénavant, Madame Presse) m’adresse le jeudi 21 Mars 2013 à 09h51 est, dans ce sens, révélateur. Elle déclare qu’il lui est impossible de me donner l’autorisation de publier sur mon blog des photos prises par moi dans l’exposition. En prévoyant déjà mon intention de jouer “la carte Internet” – ma réputation me précède – elle s’empresse de préciser que ce serait la même chose pour tout autre média. La raison, elle affirme, ce sont les droits sur certaines photos.
Quels droits d’auteurs, sur quelles photos ?, lui rétorque-je, sincèrement surpris. Après tout, s’il y a bien des images, ces dernières ont été prises par mes soins pendant la visite. Donc en ligne de principe elles relèvent de mon propre droit d’auteur. Et en effet cette question du droit des visiteurs d’expositions à prendre des photos à fait couler beaucoup d’encre il y a deux ans, lors de l’Opération Orsay Commons. A cette occasion, un collectif d’utilisateurs de Facebook avaient lancé une initiative pacifique et ludique pour protester contre la décision absurde d’interdire tout enregistrement d’image des œuvres du Musée d’Orsay en y allant se faire prendre en photo dans des poses amusantes.
Apparemment, mon initiative rentre dans le même cas de figure. Comme Orsay Commons, elle rentre aussi dans le cadre de la législation en vigueur. Certes, j’écris dans ma réponse à Madame Presse, en ligne de principe dans les expositions temporaires les œuvres ne peuvent être photographiées car elles pourraient appartenir à d’autres institutions ou à des prêteurs privés. Mais ce qui est exposé dans le cadre de Guy Debord, un art de la guerre émane du fonds Debord. Et ce dernier, nous le rappelle Raphaëlle Rérolle dans son excellent papier paru dans le supplément “Culture et Idées” du Monde du 22 mars, a été acheté par la BnF (qui en détient donc les droits de reproduction) pour la somme astronomique de 2,7 millions d’euros.
A ce stade de notre correspondance, j’avoue, je pensais encore que cette réaction relevait d’une logique institutionnelle et bureaucratique décidément peu en accord avec l’esprit de l’exposition sur Guy Debord qu’elle visait à promouvoir. Comment ne pas permettre le libre partage des traces de ma visite ? Après tout, l’appropriation de la culture était l’un des piliers de l’Internationale Situationniste, dont tous les numéros étaient accompagnés par la précision : “Tous les textes publiés dans IS peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine”.
Dans la suite de notre échange, elle propose de m’envoyer quelques visuels disponibles pour la presse. (Inutile de lui préciser que je ne suis pas “la presse”. Je suis un chercheur universitaire et mon blog et mon fil Twitter sont des outils de veille scientifique, où je commente des objets et des événements en portant un regard autonome, et non pas en véhiculant les contenus multimédias ou en calquant les propos préparés à l’avance par les services des relations publiques).
Nous sommes encore à l’après-midi du 21 mars, et un doute commence à me gagner : que le problème soit ailleurs, à savoir dans la nécessité impérieuse pour la BnF de créer des restrictions artificielles sur l’accès aux œuvres. Dans le contexte actuel, ceci ne se justifierait pas par le besoin de les préserver. La vision ô combien héroïque de la bibliothèque comme forteresse assiégée par les hordes barbares de ses pires ennemis – les lecteurs – a fait son temps. Non, cette nécessité se justifie désormais par le besoin de la BnF de commercialiser la culture. D’où la volonté d’empêcher la libre circulation sur Internet d’images produites de manière autonome (sans tatouage numérique ni légende “tous droits réservés” des photos de presse). Cette dernière risquerait de dissuader d’éventuels visiteurs à passer par la boutique des souvenirs en sortant de l’exposition, pour acheter les cartes postales des œuvres qu’ils n’auront pas pu prendre en photo…
J’exagère ? Le mail suivant de Madame Presse me montre que je suis peut être sur la bonne piste. Elle reconnait que j’ai en effet mon droit d’auteur sur mes propres photos. Mais ce dernier “ne se substitue pas aux autres droits d’auteur des œuvres”. La BnF peut acquérir des fonds “sans en avoir forcément les droits” de représentation ou de reproduction. C’est pourquoi, elle continue, certains documents dans cette exposition ne peuvent pas être utilisés sans autorisations particulières de leurs auteurs. Comment obtenir cette autorisation particulière ? Ne suffirait-il pas d’envoyer une requête officielle à tous les détenteurs de droits sur les pièces en question (lesquelles d’ailleurs ?) ? Mais, il y a des fortes chances que cette démarche ne convienne plus à la BnF…
En fait, il se trouve qu’à partir du même jour, le 21 mars 2013, la BnF a dévoilé les détails d’un projet qui représente un changement radical autant dans son modèle d’affaires (fini les subventions et le mécénat : elle va devenir rentable en vendant du livre numérique) que dans sa philosophie à l’égard de la propriété intellectuelle (elle fait ce qu’elle veut avec livres et images, tant que les ayants droit n’en revendiquent explicitement la titularité).
Le projet s’appelle ReLIRE (Registre des Livres Indisponibles en Réédition Electronique), et il concerne la numérisation des œuvres indisponibles d’auteurs du XXe siècle. Ce sont des livres sous droits d’auteur, publiés en France avant le 1er janvier 2001, et qui ne sont plus commercialisés. Une initiative méritoire, ça va sans dire. Mais, bien affiché sur la page d’accueil, un paragraphe qui fâche : “Si les titulaires de droits ne s’y opposent pas, ces livres entreront en gestion collective en septembre 2013. Ils pourront alors être remis en vente sous forme numérique”. Comme je vous le disais : changement de modèle d’affaires, changement de philosophie de la propriété intellectuelle…
Savez-vous qui avait déjà tenté une opération pareille ? Google, et avait provoqué l’ire de la justice fédérale américaine. Un autre exemple d’entreprise ayant tenté de faire de l’argent à partir d’œuvres des autres ? MegaUpload, et tout le monde connait l’issue de cette histoire… Rien de surprenant, alors, que certaines mauvaises langues qualifient cette belle initiative de “piratage légalisé”.
Si donc la BnF se passe allègrement de la présomption de titularité et s’arroge le droit de numériser et de mettre en vente des œuvres dont elle ne détient pas les droits d’auteur, pourquoi moi je ne pourrais pas partager mes photos pouilleuses ? Et bien – mais celle-ci n’est qu’une supposition éclairée – justement parce qu’elle veut faire valoir (comme le fait désormais ReLIRE) “l’inversion de la charge de la preuve” du droit d’auteur et par conséquent ne souhaite pas aller déranger les titulaires de droits. Certainement pas les alerter à cause de mes velléités de photographe. Elle peut ainsi continuer à faire ce qu’elle veut avec les contenus numériques qu’elle crée à partir d’œuvres d’autrui – “tant que les ayants droit ne s’y opposent pas”…
C’est là que le droit d’auteur se fait spectacle dans le mesure où ce dernier – selon Debord – n’est que le véhicule de la relation marchande. En l’occurrence, la relation de la culture qui s’expose à la prédation et à la récupération marchande de la part non pas d’entreprises privées, mais des institutions de l’Etat, lesquelles réussissent le coup double de patrimonialiser et capitaliser le bien commun qu’est représenté par l’œuvre même de l’un de premiers intellectuels à avoir théorisé le dépassement de toute propriété intellectuelle.