Qui se cache derrière le masque de Miss TrollMedia, bête noire du Web qui a fait surface au Centre Pompidou lors de la conférence de Henry Jenkins ? Personne ne le sait, mais on peut suivre ses interviews avec les théoriciens de la culture numérique contemporaine sur son Tumblr. Parmi ses invités, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).
Pour lire et écouter d’autres interventions sur le trolling, cliquer ici.
Miss TrollMédia : J’ai lu l’article de votre blog “Pour une sociologie du troll“…
Antonio A. Casilli : Je vois. Vous n’avez pas apprécié et cela va m’attirer des ennuis…
Miss TrollMédia : Vous qui aimez tant parler des trolls mais ne leur donnez pourtant jamais la parole, pouvez-vous m’expliquer comment il est possible de s’arroger la position de non-troll ?
Antonio A. Casilli : Je ne m’arroge pas la position de non-troll. Au contraire, je suis profondément convaincu qu’on ne peut pas ne pas être troll à un moment ou à un autre. On est toujours le troll de quelqu’un d’autre. Si j’étais un sociologue du XIXe siècle j’en tirerais une loi sociale : « pour tout individu X, il existe au moins un autre individu Y tels que X soit en position de trollage par rapport à Y en ce qui concerne un domaine ou une question spécifique ». Le troll est une catégorie relationnelle, qui n’a rien de subjectif.
Miss TrollMédia : N’est-ce pas une question de point de vue ?!
Antonio A. Casilli : Oui, bien sûr, c’est une question d’aller-retour incessant entre une opinion exposée par un locuteur et une contre-opinion souvent complètement décalée, portée par celle ou celui qui occupe la place du troll. Cette dernière est une place que l’on ne choisit pas parce qu’elle est commode, mais parce que l’accès aux autres positions nous est défendu. J’ai envie de dire, avec Bertolt Brecht, que l’on s’assoit du côté du tort puisque toutes les autres places sont occupées.
Miss TrollMédia : En quoi n’êtes-vous pas, vous, un socio-troll qui empêche la société de tourner en rond ?
Antonio A. Casilli : Allons, allons… Je suis l’un des hommes les plus exquis de la profession. Un véritable gentleman.
Miss TrollMédia : Ce que vous appelez Troll est en fait un esprit libre et brillant. Ne pensez-vous pas, à ce titre, que l’amateur, le public qui est amené à contribuer, participer à des projets collaboratifs sur le web est forcément un troll en devenir ?
Antonio A. Casilli : Libre et brillant ? Pas du tout. Le troll est un esprit bête et méchant. Je suis de l’école de Pacôme Thiellement, qui y voit la dernière incarnation de l’humour de guerre, qui va du bushido des japonais à Hara-Kiri du Professeur Choron. C’est un esprit polémique, au sens étymologique du terme, de “polémos”, de guerre en Grec, qui se dégage et qui fait de tout acte de publication – que ce soit un commentaire sur un blog ou une image sur 4chan – une déclaration de guerre. Cette guerre totale se déclenche à chaque fois que l’on cherche à forcer le public dans une posture passive de récepteur d’un message. Les projets collaboratifs sur le Web sont, de ce point de vue, les pires. Ils incitent le public à être libre mais pas trop, à prendre l’initiative mais pas le pouvoir… Rien d’étonnant, alors, que la réaction à ce ballet hypocrite soit le trollage. Voilà ce qui incite cette réaction, voilà ce qui réveille le troll qui sommeille au fond de chacun d’entre nous.
Miss TrollMédia : Il est un peu habituel de dire “don’t feed the troll”… Comme si la supériorité de ces êtres exceptionnels faisait peur à tous. Moi, j’ai envie de transmettre mes savoirs aux publics ignares retranchés derrière leur ignorance crasse et haineuse – et en imaginant que ceux-ci soient capables de me parler… Pensez-vous qu’une dialectique du Troll soit possible ?
Antonio A. Casilli : C’est une dialectique impossible entre une thèse (celle du locuteur) et une antithèse (incarnée par le troll) qui ne se laissent pas réduire ni composer dans une synthèse finale. Le troll est un court-circuit de la discussion civilisée que la modernité nous a habitué à penser comme l’une des caractéristiques de l’espace politique idéal. La possibilité même de l’existence du troll témoigne du fait que la sphère publique dont parlait le philosophe allemand Jürgen Habermas, l’espace régi par la force intégratrice de la discussion, n’est qu’un leurre.