Dans le numéro 76 du magazine culturel Chronic’art, Cyril de Graeve interviewe Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) : heures et malheures du copyright.
Antonio Casilli est sociologue, maître de conférences en «Digital Humanities» à Télécom ParisTech et chercheur au centre Edgar-Morin de l’EHESS, auteur de Les Liaisons numériques – Vers une nouvelle sociabilité? (Seuil). On l’écoute.
Chronic’art : Quel est votre avis sur ACTA, PIPA, SOPA, Hadopi, toutes ces tentatives de législation qui semblent brider Internet et jeter la suspicion sur l’acte de partager une œuvre ?
Antonio Casilli : J’ai, à plusieurs occasions, déclaré publiquement mon opposition à ces initiatives. Le contexte actuel est caractérisé par le dépassement du Copyright. C’est une dynamique généralisée, répandue dans tous les contextes d’usage du numérique. Je le vois très clairement dans mon activité d’enseignant-chercheur : mes étudiants partagent des MP3 avec moi, mes collègues téléchargent librement mes articles, les institutions qui évaluent mes recherches demandent le partage non commercial de mes travaux. Les pirates, c’est tout le monde : des enfants, des femmes au foyer, des fonctionnaires de l’Etat. SOPA, ACTA et Hadopi visent a restaurer un ordre culturel désormais révolu. Le pire est que le partisans de cette restauration ne se gênent pas pour invoquer des méthodes répressives dignes des pires régimes totalitaires. La censure aujourd’hui se fait appeler «défense du droit d’auteur». Nous ne sommes pas face a un filtrage « souple » des contenus reconnus comme contraires a la loi, comme l’affirme Eli Panser dans son livre The Filter Bubble. Au contraire, c’est le retour de la répression bête et méchante qui passe par la fermeture abrupte des sites Web, les arrestations spectaculaires, l’opprobre jeté sur les militants de l’autre camp. Par delà les convictions personnelles, qui poussent certains de mes collègues a être en faveur de la protection du Copyright, je ne vois pas comment on peut défendre des méthodes pareilles…
Internet, ce nouveau monde dans le monde, n’est-il pas quelque chose de spécifique qui implique un traitement juridique particulier?
C’est une question délicate, qui renvoie a une doctrine juridique très controversée : l’exceptionnalisme d’Internet. Elle consiste a dire que le Web est une réalité sociale à part, où les règles du «vrai monde» ne peuvent pas s’appliquer. Mais mes travaux vont dans un autre sens. Internet n’est pas un univers séparé de notre quotidien. Au contraire, il est l’un de nos contextes d’interaction sociale. Si des nouveaux comportements s’affirment en ligne, ils s’affirment aussi dans le monde hors-ligne. ll faut plutôt envisager la question en termes d’exclusivité des biens. En économie, on appelle « biens rivaux» tout ceux dont la consommation par un acteur implique l’exclusion d’autres acteurs : si je mange un fruit, j’exclus la possibilité que d’autres en mangent. D’autres biens sont «non rivaux» : les infrastructures, les biens publics… Or, les biens numériques sont principalement non-rivaux : si je regarde une vidéo, cela n’empêche pas d’autres de la regarder. C’est pourquoi certains considèrent le Web comme un bien commun à part entière et prônent l’abrogation du Copyright et la mise en place d’un système de Creative Communs.