Dans la livraison du mois de juin 2011 de la revue savante Communication et Langages, Samuel Goyet propose compte rendu de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. Seuil) du sociologue Antonio Casilli.
Dans cet ouvrage, Antonio A. Casilli, chercheur au centre Edgar-Morin à l’EHESS, propose de lutter contre trois grands mythes de l’Internet : l’immatérialité du monde « virtuel » ; la disparition du corps physique dans les puces électroniques ; l’effet désocialisant du réseau. Pour cela, l’auteur prend acte de la relation étroite entre le monde numérique et le monde physique et essaye d’en tirer toutes les conséquences herméneutiques, sociales et politiques. Il formule alors la proposition suivante : « la société en réseaux [peut] être lue comme un espace social où des corps interagissent pour créer des liens de coexistence ». Espace(s), corps, liens. Ces trois notions vont structurer les trois chapitres de l’ouvrage : « Espèces de (cyber)espaces », « Quête de corps, quête de soi » et « La force des liens numériques».
Antonio A. Casilli commence par rappeler que l’ordinateur n’a pas toujours été « personnel ». D’un « totem technologique », symbole d’une intelligence écrasante, l’ordinateur est devenu outil dans le processus d’individualisation des membres du foyer. Dès lors, les interfaces se font accueil, bureau, foyer et les enjeux de présentation de soi, de personnalisation et d’hospitalité se voient rejoués en miniature à la surface de l’écran. Pour Casilli, la question du don est au cœur de l’économie sociale du Web. Il identifie avec Koolock trois leviers de la formation et du maintien de communautés sur le Net : le désir de reconnaissance, le sentiment d’importance et la publication immédiate. Nous occupons donc un « habitat double » paradoxal car les informations postées ont une valeur à la fois privée et publique, posant le problème de la confidentialité. Avec quel corps habitons-nous ce monde ?
Malgré un discours prophétique de disparition du corps, Internet est l’objet d’une « mise en corps » permanente qui repose sur trois niveaux de « traces corporelles » : les traces monodimensionnelles (nom, mail), bidimensionnelles (récits, photos. . .) et tridimensionnelles (avatars). Dès lors, « projet de soi » et « projet de corps » se confondent. En faisant l’archéologie du mythe transhumaniste et en convoquant des études de terrain menées sur Second Life et des sites de rencontres, Antonio A. Casilli propose l’idée d’un « corps palimpseste » qui dialogue en permanence avec le corps hors-ligne. La présence corporelle sur Internet agit alors comme une véritable technologie de soi qui permet d’opérer sur soi un changement reconnu et accepté par la communauté.
Ce rapport au groupe induit l’auteur à proposer la notion de « technologie capacitante ». Les médias informatisés permettent de maîtriser la présentation de certains caractères traditionnellement stigmatisants, comme l’anorexie. Par ce contrôle du « capital social », notion empruntée à Bourdieu, le corps sur les réseaux est, plus qu’un projet de soi, un « projet de nous ».
Ces considérations amènent Antonio A. Casilli à la dernière partie de son ouvrage, traitant du mythe d’Internet comme technologie socialisante ou désocialisante. Utilisant la théorie des « petites boîtes » de Wellmann, l’auteur montre l’importance des fonctions de bonding et de bridging, soit le fait de renforcer les liens à l’intérieur d’un groupe social (bonding) ou de relier deux groupes par un lien faible (bridging). D’où la spécificité paradoxale des liaisons numériques : ce sont ces liens faibles qui assurent la force et le maintien de la structure sociale.
Les relations sociales en réseaux consistent donc en un « toilettage réciproque ». Tout comme les grands singes entretiennent le groupe en s’épouillant, nous assurons sur les réseaux le renouvellement de l’information avec ces liens faibles exogènes. Par des analyses portant sur Facebook, Orkut et Wikipédia, Antonio A. Casilli développe ensuite l’idée que la confiance dans ces groupes sociaux et leur autorité naissent d’une cohérence entre le cadre de l’échange et le capital social dont nous disposons dans ce cadre.
Les liaisons numériques est donc un ouvrage éclairant pour déconstruire certains mythes qui accompagnent Internet. Le statut de certaines thèses peut néanmoins surprendre un chercheur en SIC tant la question de la médiation est souvent négligée. Se dessine alors parfois en filigrane une vision axiologique d’un Internet libérateur (du corps, du politique, des contraintes sociales…) qui viendrait satisfaire un « désir » généralisé de sociabilité. Cet évitement de la question de la médiation conduit alors parfois l’auteur à substituer un mythe (l’absence du corps) à un autre (une technologie capacitante).
Le mérite de cet ouvrage est bien plutôt de repartir du constat de l’entrelacement du numérique dans notre culture actuelle, et de retravailler des concepts sociologiques fondateurs à l’aune de cette nouvelle donnée. L’ensemble dessine des grandes lignes de forces d’un savoir plus éclairé sur ce phénomène majeur de la culture que sont les médias informatisés en réseau.