Dans le numéro 375 la revue Futuribles, Julie Bouchard publie un compte rendu de l’ouvrage d’Antonio Casilli, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).
Remarquable est le livre que publie Antonio Casilli, Les Liaisons numériques. Le socio-anthropologue explore depuis plusieurs années les territoires du Web et plus particulièrement du Web 2.0. Fin observateur et analyste des internautes, de leurs pratiques et de leurs cultures, il parcourt le monde (États-Unis, France, Royaume-Uni, Italie, Japon, Chine, Brésil…), à la rencontre de geeks, d’usagers des réseaux sociaux de toutes sortes, d’activistes politiques technophiles, d’artistes aussi (…).
Antonio Casilli suit encore les avatars sur Second Life et les réseaux sociaux dédiés aux anorexiques, conduit une expérience sur son propre profil Facebook, s’intéresse aux otaku, ces «murés» japonais, au friending et au trolling.
À travers ces rencontres parfois étranges, ces expériences et ces observations, Antonio Casilli livre des analyses brillantes, d’autant plus plaisantes à lire qu’elles conduisent le lecteur à prendre ses distances face à trois grands mythes liés à Internet et concernant l’espace, le corps et les relations.
Le premier mythe démenti par l’auteur, dans la première partie du livre, est celui de la substitution de l’espace physique par un espace nu – mérique immatériel. «Continuer à considérer le Web comme un espace transcendant par rapport à notre
réel est un mirage», écrit Antonio Casilli, qui en tire une leçon sur le plan politique. En effet, les discours dominants sur la fracture numérique ou encore sur la protection de la vie privée en ligne, ou de la propriété intellectuelle, supposent trop souvent et de manière erronée deux mondes séparés, le virtuel et le réel. Ce qu’il faut plutôt arriver à concevoir sur un plan politique, suggère-t-il, c’est l’articulation entre les cadres de vie des usagers et les exigences en termes de contenus et de services.
Dans un deuxième temps, l’auteur invalide la thèse simpliste de la disparition des corps réels transfigurés en avatars. Au contraire, analyse très finement l’auteur, les avatars sont investis «!des désirs et des attentes que les usagers projettent sur leur propre corps!», ils expriment et réalisent «l’autonomie, le contrôle et l’efficacité auxquels les individus aspirent» quand la réalité (industrie pharmaceutique, corps médical, compagnies d’assurance, système de santé) prive parfois les individus «de toute emprise sur leur propre corporéité».
Enfin, dans une troisième partie, le mythe de la nature désocialisante destechnologies de l’information et de la communication est contesté. Ces outils aident plutôt les individus à régler eux-mêmes la bonne distance avec les personnes de leur entourage. « L’enjeu ici, soutient l’auteur, est d’atteindre le juste équilibre entre cohésion et autonomie, d’arrêter les allers-retours incessants entre conformisme et isolement qui ont caractérisé les sociétés de masse issues de la modernité industrielle». On voit qu’au plus près du terrain, le livre d’Antonio Casilli est aussi riche d’inventions méthodologiques et de propositions théoriques. À lire donc… pour autant de bonnes raisons!