Sur le site Web de la Fédération des Centres Sociaux et Socioculturels de France, Henry Colombani consacre une note de lecture à l’ouvrage d’Antonio Casilli, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).
L’ouvrage d’Antonio A. CASILLI est une véritable réflexion sociologique et anthropologique sur les usages du numérique. La mutation en cours et les enjeux qu’elle fait naître sont abordés ici avec tout l’approfondissement nécessaire, loin de effets trop sensibles ou jugements de valeurs plus ou moins moralisateurs auxquels elle donne trop souvent lieu. Et si l’on peut tout à fait ne pas partager certaines thèses, elles sont suffisamment argumentées pour provoquer un véritable travail et nous stimuler.
Les Liaisons numériques tentent rien moins que de déchiffrer le nouveau et futur lien social généré par la révolution numérique ! Et ce, à travers les trois grands champs dans lesquels se composent la vie de l’individu, la vie sociale et les rapports humains : l’espace – le corps – les liens.
Le second intérêt de ce travail consiste dans sa capacité – en complément aux argumentations intellectuelles – de faire une large place à l’expérience, par des analyses et témoignages issus d’interviewes de diverses catégories de praticiens : blogueurs, artistes, usagers des relations amicales et amoureuses, figures de la militance en ligne… qui démontrent l’infinie variété d’inventions de modalités de lien social.
La thèse principale, réitérée dans chacune des trois parties, consiste à démontrer que contrairement aux apparences et aux jugements hâtifs, les espaces, les corps et les liens, loin d’être virtualisés, désincarnés, déréalisés… sont au contraire traités selon de nouveaux possibles, réappropriés par les habiletés des usagers, selon des rapports et usages nouveaux, et rendus fortement présents ou représentés par de nouvelles articulations entre le réel et le virtuel. L’ère numérique et les réseaux informatiques s’offrent ainsi à la formidable envie de socialité et de présentation de soi des usagers, créant par la capacité de l’hospitalité – don et contre-don – de nouveaux interfaces entre les sphères de l’intime, du privé et du public.
Cette thèse, l’auteur la présente de manière concise en référence à un écrivain américain (Will F. Jenkins) d’avant l’ère Internet qui suggérait que « la société en réseaux pouvait être lue comme un espace social où des corps interagissent pour créer des liens de coexistence. » Ce qui permet de décliner les trois parties de l’ouvrage :
I – Espèces de (cyber)espaces II – Quête de corps, quête de soi III – La force des liens numériques
L’espace : la culture numérique s’est faite porteuse d’un nouveau rapport au territoire : les outils technologiques installés à domicile introduisent l’espace public au sein de l’espace privé, et transforment profondément celui-ci, le mettant directement en relation avec le cyberespace, la blogosphère, les « communautés virtuelles »2. Ainsi, le terme
« glocal » n’a a jamais mieux été utilisé pour désigner cette fusion du local le plus proche avec le global le plus éloigné, qui a pour effet d’élargir la présence à de nouvelles dimensions, et, partant, remettre en cause les notions de proximité/mobilité3.
Le corps qui habite cet espace d’une manière nouvelle – la partie certainement la plus originale et la plus audacieuse du livre ! – loin d’être objet d’un « adieu » par virtualisation, est au contraire constamment mis en présentation – représentation dans les échanges numériques : photos, vidéos, avatars, par toutes sortes de traces corporelles, participent à la recherche d’un corps idéal et expriment un travail sur son identité… avec des risques, c’est évident, mais avec l’espoir de se valoriser, d’être reconnu. « Ces corps ‘virtuels’ deviennent un miroir de ce que nous attendons aujourd’hui de nos corps ‘réels’. Ils sont un catalogue de nos désirs » [p.135] En ce sens, mettre son corps en scène, ce n’est pas le dématérialiser, mais produire une manière complémentaire à son corps de chair et d’os4.
Les liens, enfin, construisant une « coexistence assistée par ordinateur », qui par les multiples reconfigurations des liaisons numériques, « sont traversés par une envie contradictoire : construire une sociabilité forte basée sur des ‘liens faibles’» [p. 248sq]. La notion est ici particulièrement féconde. Alors que la socialité réalisée par la présence, le face à face, établit des liens forts – mais au sein de petites communautés plutôt homogènes et relativement fermées, la socialité virtuelle développe plutôt des liens faibles. Mais il faut mesurer qu’ il y a un « continuum » entre ces deux modèles qui coexistent : les individus sont membres de communautés et dans le même temps connectés à d’autres, étrangers à leur entourage. S’assoient ainsi deux types de liaisons complémentaires – que l’auteur désigne comme l’« individualisme en réseau », articulant des liens faibles et des liens forts : le lien et le pont (en anglais « bond » et « bridge ») ; le premier lie au sens d’attache, le second relier et permet le passage entre des individualités disparates. « La perception des distances sociales se redéfinit ainsi : ce qui paraissait éloigné devient infiniment plus rapproché, presque adjacent. Les liaisons numériques permettent justement de trouver et de maintenir la distance optimale avec les personnes qui peuplent notre vie. » [p. 329] On pressent dans ces formules ce qui est, selon l’auteur, en train de se jouer : rien moins que la recomposition d’un nouvel équilibre qui se cherche entre la cohésion sociale et l’autonomie ; une cohésion qui ne peut plus être le collectif contraint, une autonomie qui ne peut pas être l’individualisme d’isolement et de solitude générés par les sociétés de masse du modèle industriel.
« Si l’effet socialisant des technologies informatiques a été sous-estimé c’est à cause de l’opinion erronée que le Web remplace la communication en face à face… » [p. 244] mais alors pourquoi ne pas en dire autant de la communication par la lettre ou le téléphone, alors qu’il est évident qu’elle est conçue comme complémentaire de la communication en présence, et même augmente le volume des contacts ?
A.A. CASILLI a-t-il, ainsi qu’il l’annonce dans sa conclusion démenti « les trois grands mythes liés à Internet » [p. 327] concernant l’espace, le corps et les liens sociaux ? Il aura, en tout cas, porté la démonstration de la puissance de changement et de mutation de nos modèles les plus habituels inscrite dans ce développement du numérique. Ce faisant, « (il) ne vise pas à défendre à tout prix une nouvelle donne technologique, mais à montrer comment les individus sont capables de composer avec ce cadre nouveau et parfois inquiétant.. » ne serait-ce qu’en considérant que « les usages informatiques sont toujours, dans une certaine mesure, des détournements ». [p. 329]
Si tout cela comporte des risques, à côté des ressources en émergence, mieux vaut ne pas se leurrer en combattant les mythes comme autant de moulins à vent, comme à voir dans le Web un espace transcendant par rapport à notre réalité, au lieu de l’inscrire comme transformant notre réel même. Mieux vaut cibler les dangers là où ils se développent : les puissances de l’argent et de la domination, par exemple, qui voudraient pervertir le système et déposséder les individus de leur propre maîtrise d’usage.