Le magazine de la Gaîté Lyrique publie un essai d’Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil), sur les oeuvres de Ricardo Nascimento et Ebru Kurbak. Les slides de la rencontre du sociologue avec les deux artistes sont disponibles ici.
Voilà la problématique centrale : comment endosser le processus socio-technologique que nous qualifions d’informatique ambiante ? A cette question, l’artiste Ebru Kurbak avait déjà cherché à donner une réponse en 2009, avec le projet News Knitter : un logiciel effectue des fouilles quotidiennes de données sur le Web, il les traite et les transmet à une machine à tricoter industrielle en réseaux, qui à son tour en tire des sweaters ornés de graphes sociaux, des pull-overs couverts de tags, des étoffes tramées de nuages de mots-clés.
Interface de visualisation transitoire, figée dans le tissu mais prête à changer chaque jour comme on change, justement, de vêtement. Le résultat de cette expérience artistique dépasse la logique des recherches sur les wearable computers menées par Steve Mann à l’université de Toronto. Le wearable computer est avant tout un habit qui représente un prolongement technologique de la peau, des nerfs, des sens de son usager. Il constitue, mcluhaniennement, une extension de l’être humain. Sa logique est donc extensive. L’information ubiquitaire endossée, au contraire, répond à une intention – ou mieux, à une in-tension : l’information cherche à traverser le corps, rencontre une résistance, finalement elle échoue et se contente d’épouser la forme du sujet qui – à la lettre – l’a sur le dos.
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Dans leur projet Taiknam Hat (un couvre-chef à plumes qui se hérissent et se dressent quand elles détectent des traces d’electrosmog tel celui émis par de simples smartphones), l’information se manifeste non pas en tant que signal, mais en tant qu’interférence, d’obstacle, d’imprévu menaçant. Une alarme, un rappel de l’impossible arrangement de l’humain dans son milieu technologique. La conciliation étant irréalisable, la réalité renonce à la symbiose, se résigne à une mixité inquiète.
Face à cette information qui agace et horripile son récepteur, toute réalité est donc une réalité mixte – comme en anglais on qualifierait de mixed blessing une situation ayant ses avantages et ses inconvénients. Mais ceci n’écarte pas la question de savoir quels mécanismes sociaux et culturels permettent l’identification mutuelle de l’information, de la communication et des formes de la vie humaine. Le trait distinctif des systèmes communicationnels contemporains est leur capacité à subsumer et, en même temps, à projeter une unité de vie. Unité sociale d’individus disparates et connectés, unité d’organismes tangibles et d’information dématérialisée, unité d’espaces intimes et publics. Mode de réalisation contradictoire qu’est le numérique ubiquitaire : il ne renonce pas à la présence physique, mais la reconfigure dans un échange dialectique avec les objets technologiques.