Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil), a assure le 17 mars 2011 la conférence d’ouverture de la journée débat “Réseaux sociaux, blogs et sites Internet… du papier au numérique, heurs et malheurs de la communication”. Le texte de l’intervention a été établi à partir de la prise de notes effectuée par Sandrine Josse et également publié dans Cahier Habitat Social pour la Ville n. 25 (2011).
Un éclairage théorique et pratique sur les formes que la sociabilité peut prendre dans un quotidien façonné par les technologies communicantes
Comment les réseaux sociaux en ligne s’articulent-ils avec les sociabilités hors ligne ? Cette problématique introduit la notion de réseaux « glocaux », qui recouvre une double dimension globale et locale. Les médias sociaux proposent un profil pour chaque utilisateur, avec des renseignements personnels (photographie, identité civile) et une dimension relationnelle, car les pages permettent de créer des liens avec d’autres pages (amis ou voisins, selon les réseaux). Il existe différents types de réseaux :
Les réseaux sociaux de proximité (Peuplade, Voisineo, Marésidence.fr), dont la logique est fortement liée à un environnement particulier. Les communautés virtuelles, basées sur une interaction dématérialisée et des acteurs éloignés. Toutefois, ce phénomène existe aussi pour des communautés locales et des sujets de proximité. Par exemple, la Ruche de Rennes cherche à créer des liens entre les divers acteurs du tissu associatif local grâce à un contenu organisé selon la forme des listes d’annonces (recherche de logement, de conseils ou d’entraide entre voisins).
Les forums et wikis locaux, qui permettent de créer un savoir autour d’une ville, d’une localité, d’un habitat partagé, grâce à l’intervention des usagers sur le contenu des articles.
Les services de géolocalisation « citoyenne », qui intègrent l’usager dans un environnement via un check-in afin d’entrer en contact avec les individus présents au même endroit. Peu développés pour le moment en France, ces services sont très utilisés aux États- Unis et en Angleterre. Ils sont essentiellement adaptés à l’utilisation de Smartphones.
Le sens des expériences
Ces expériences sont animées par des valeurs d’entraide, de partage et d’accès. Jusqu’à quel point ces communautés sont-elles authentiques et contribuent à la création d’un véritable lien social ? Dans quelle mesure ces réseaux permettent-ils une inclusion sociale, mais aussi un accès aux services et aux informations en ligne ?
Les usagers expriment une forte demande de maintien d’un équilibre entre un besoin de protection de la vie privée et une volonté d’ouverture et de participation. La dimension de la proximité géographique joue un rôle paradoxal. En effet, des études sur les médias sociaux en ligne ont démontré que les liens affinitaires se forment d’abord sur la base d’une proximité géographique, avant la proximité d’intérêt ou d’âge, alors même que ces réseaux permettent l’ouverture vers des territoires très éloignés. Il existe donc un certain accord entre les espaces réels et les espaces informationnels, malgré la tendance à penser les réseaux sociaux comme étant situés hors de la réalité formelle.
L’habitat double
Les gens vivent en face à face, mais aussi dans un espace cognitif avec des échanges basés sur une technologie. En effet, les technologies et la pénétration des flux d’informations dans nos espaces sont omniprésentes. Elles conduisent l’espace public quotidien, mais aussi les corps, à être saturés par ces différents signaux. Par ailleurs, la culture technologique contemporaine ne peut être pensée qu’en rapport à ses propres représentations de l’espace. Celle qui fait des espaces informationnels des éléments exclusivement virtuels reste pesante dans l’imaginaire collectif, avec l’idée d’une frontière électronique (le cyberspace) et l’utilisation du champ lexical de l’étendue marine (naviguer, surfer). À l’inverse, une rhétorique propre au domaine privé et à la domesticité existe également (homepage, courrier électronique, adresse, fenêtres).
La domestication des technologies
Avec la pénétration des technologies dans la sphère intime à partir des années 1980, la sociologie des usages informatiques a élaboré la notion de domestication des outils. Deux dynamiques concomitantes expliquent ce phénomène :
La reterritorialisation, initiée dans les années 1950 avec des technologies qui quittent les bases militaires pour rejoindre les usines, puis les bureaux, et enfin les maisons des particuliers à la suite de l’explosion de la micro-informatique de masse qui a permis de viser commercialement le noyau familial. Ce phénomène a induit la réorganisation de la maison et de son mobilier autour de l’objet informatique, mais aussi une forte prescription sociale sur les jeunes générations afin qu’elles assimilent ces nouvelles technologies dès l’enfance.
La miniaturisation devient remarquable à partir des années 1950. Cette démarche, toujours en cours, permet de comprendre comment les usages actuels deviennent de plus en plus intimes et proches du corps.
Les noms commerciaux des ordinateurs s’inspirent de prénoms communs d’hommes, de femmes, d’enfants, d’animaux ou de fruits. Les fiascos commerciaux sont liés à des noms qui exprimaient une dimension de puissance. Aujourd’hui, il faut abandonner l’idée d’un dualisme numérique entre l’interaction physique et l’interaction sociale dans un espace relationnel, mais plutôt comprendre ce phénomène comme un prolongement des relations réelles dans des espaces informationnels.
La virtualisation des villes
Un imaginaire persistant de l’habitat et des villes numériques est encore à l’œuvre aujourd’hui. La virtualisation des villes devait permettre d’aménager les espaces afin de les rapprocher d’un Éden céleste imaginaire qui constituerait un lieu de régénération permettant de respecter les exigences individuelles et celles du bien commun. À une époque, le télétravail devait permettre de limiter la pollution grâce à la réduction des déplacements, et favoriser ainsi une intégration harmonieuse entre la vie familiale et la vie au travail. Il existe un lien entre l’espace de régénération et l’insertion sociale puisque les publics exclus de la vie sociale souhaitent fortement accéder à cette ville céleste. Cela comporte des risques, car l’imaginaire de la régénérescence des villes numériques est essentiellement un imaginaire de sublimation : l’accès immédiat à l’information et à l’harmonie sociale est en contradiction avec l’intégration dans la réalité formelle, qui se fait progressivement et prend parfois plusieurs générations. Déjouer cette illusion est indispensable pour éviter de tomber dans le leurre de l’angélisation absolue de ce service. Loin de l’imaginaire de ces villes de science-fiction et des espaces policées, les premières villes virtuelles comme Blacksburg, en Virginie, ou Parthenay, dans le Poitou-Charentes, démontraient que la transposition à la réalité était bien différente. En France, l’expérience du minitel, dont le fonctionnement nécessitait une infrastructure physique, a démontré qu’une articulation était possible entre rencontre sur minitel et rencontre physique, en particulier dans le cadre du minitel rose. Toutefois, le minitel avait une dimension régalienne et étatique surdéveloppée par rapport aux usages actuels.
De nouvelles expériences de virtualisation
Google Maps devrait favoriser la redéfinition des politiques publiques ou des expériences qui s’appuient sur des réseaux GPS. Des services de géolocalisation comme Foursquare permettent de procéder à un check-in dans certains espaces, comme les Starbucks ou les gares, et ouvrent la possibilité d’une ascension sociale dans un territoire relationnel et communicationnel. La numérisation des villes est une stratégie culturelle pour répondre à une déstructuration de l’espace public et du tissu urbain en favorisant les démarches autonomes et participatives des citoyens. Elle introduit une sémantique citoyenne révélatrice d’un idéal d’engagement, loin du préjugé des années 1990 qui pensait Internet comme un facteur isolant et destructeur du lien social, selon un principe simpliste : si le niveau de socialisation monte dans les interactions en ligne, il diminue dans les interactions hors ligne. Au début des années 2000, cette vision hydraulique a été remise en cause au profit d’une prise en compte des réalités des réseaux glocaux et de la superposition des éléments de sociabilité, dont Facebook est un bon exemple. Ainsi, tout en restant membre de communautés reliées par des liens forts de dépendance ou de loyauté (cellule familiale, entreprise, école), les individus peuvent également être connectés à d’autres, étrangers à leur entourage. Facebook a d’ailleurs permis de densifier le principe de la transitivité en créant des passerelles entre des personnes qui ne se connaissent pas (l’ami d’un ami), sur le modèle de l’expérience du Small World conduite aux États- Unis, tout en réduisant les degrés de séparation entre les individus.
Pistes de réflexion
La démocratisation des interactions sociales assistées par les ordinateurs aboutit à un déplacement progressif des scènes de l’exclusion et de l’isolement social. Cette notion de fracture numérique s’articule avec des difficultés qui préexistent (différentiels d’accès à la formation, sexe, âge, niveau socioculturel). Les politiques publiques doivent tenir compte de ces différentiels d’usage et des complexités de la population des usagers, ce qui induit des éléments de risque (intrusion dans la vie privée, cybercriminalité, détournement d’usage), mais parfois aussi de surprise et d’ouverture sociale.