Le sociologue Antonio A. Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) a répondu au questions de Sophie Caux-Lourie dans la première livraison de 2011 des Cahiers d’un Monde qui Bouge (vol. 2, n. 1, spécial “Le temps”). Parmi les autres invités : le philosophe Hartmut Rosa, le compositeur Karol Beffa et le plasticien Jean-Bernard Métais. Texte intégral de l’interview.
Les réseaux sociaux ou le Big Other
Antonio Casilli, sociologue et chercheur
Les réseaux sociaux numériques sont-ils en train de changer nos modes de vie, notre rapport à l’autre, à l’intime et, enfin, au temps ? Autant de questions qui, depuis l’arrivée des « liaisons numériques » dans notre quotidien, interpellent penseurs et intellectuels. Or, avec aujourd’hui plus de 2 milliards d’utilisateurs et des études quantitatives ou qualitatives représentatives de l’évolution induite par l’utilisation des réseaux sociaux, c’est désormais aux chercheurs de prendre la parole. Contrairement à de nombreuses idées reçues, c’est notre rapport aux autres qui se modifie et non notre rapport au temps, ce dernier restant, finalement, inchangé.
Pourrait-on affirmer que votre approche des réseaux sociaux relève autant de la sociologie que de la cyberarchéologie ?
Dans une certaine mesure, oui. Cela signifie inscrire le phénomène du numérique dans le temps long et observer avec le recul ad hoc les transformations des objets technologiques et des usages. Nous étudions ainsi comment évolue la teneur du discours autour des technologies depuis leur introduction sur le lieu de travail, dans le logement, dans les lieux publics ou même dans la proximité du corps des individus (avec des objets tactiles comme les iPad ou les iPhone).
Pourquoi se dire archéologues plutôt que simplement historiens ? Le métier d’historien a parfois sous-entendu une mise en récit qui porte une dimension idéologique. Le philosophe Jean-François Lyotard met en garde, dans La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, contre les « métarécits » de l’histoire : le progrès, l’évolution, etc. Or, cette archéologie des technologies à laquelle je fais parfois référence scrute les origines pour expliquer le présent et non pas pour imaginer des lendemains qui chantent.
En présence des futurologues ou des perspectivistes – très nombreux dans le domaine des réseaux numériques –, la modestie de mon ambition doit être expliquée : comprendre ce qui s’est passé il y a trente ans afin de mettre à jour notre rapport actuel aux technologies implique de se retourner vers l’analyse sociologique. L’archéologie n’est qu’un outil, une méthode d’investigation parmi d’autres.
Le matériau d’analyse aujourd’hui disponible sur les « liaisons numériques » est-il suffisamment fourni pour asseoir une démarche ?
D’un point de vie empirique, nous sommes aujourd’hui face à une masse critique d’informations suffisante pour faire de telles études et aboutir à des résultats probants. Et ces études montrent que l’on utilise des réseaux sociaux, notamment professionnels, pour créer des réserves de contacts.
Tout ce que l’on avance désormais est étayé par des exemples et des retours de terrain suffisants, en particulier sur l’impact potentiel des actions réalisées en ligne sur la vie hors ligne. Au début des années 1990, on imaginait qu’il y avait une temporalité spécifique à Internet, basée sur l’envoi immédiat de paquets d’informations. Quand on vérifie comment ce temps soi-disant « réel » s’inscrit dans l’existence des individus, on s’aperçoit qu’il s’étale et qu’une véritable chronologie se crée. Lorsque vous faites un usage « simple » d’Internet, par exemple consulter des courriels, il s’inscrit dans votre vie même, dans le cours de votre journée. Le temps d’Internet – qui théoriquement ne s’éteint jamais – s’adapte à la vie de l’usager… et pas forcément le contraire. Cela se vérifie en observant les horaires d’utilisation de Facebook notamment, influencés par les temps de travail, ou ceux des réseaux de jeux vidéo en ligne, où l’on décèle l’impact du temps de l’école. On peut ainsi détecter le pays d’origine d’un joueur en fonction de l’heure à laquelle il se connecte. Il n’y a que quelques exemples minimes qui se désolidarisent de la masse des connexions.
Si l’on étudie de près le quotidien et la temporalité de la vie des usagers, on s’éloigne très vite de ces préjugés accumulés dans la littérature. On continue, à tort, d’associer Internet au fantasme de l’adolescent boutonneux. Avec 2 milliards d’usagers, ce n’est plus vrai ! Toutes les classes d’âge sont représentées et Internet a cessé depuis longtemps d’être le domaine exclusif des jeunes.
N’y a-t-il donc pas de temps d’Internet ?
Les réseaux et leurs usages sont souvent associés à une nouvelle culture de l’immédiateté ou du « non-temps ». Les internautes auraient un rapport inédit, original au temps. La situation est, bien sûr, plus complexe. La temporalité du Web prolonge celle de la vie hors ligne. Ainsi, même en voulant admettre que les usagers s’inscrivent dans un real time delivery – un temps de l’immédiat –, ils sont tout aussi inscrits dans une sorte de permanence, dans laquelle la phase d’expérimentation et de formation identitaire va jusqu’à couvrir virtuellement tout le temps de vie. Pour simplifier, on reste éternellement adolescent puisqu’en permanente formation et développement de soi.
Mais ce phénomène n’est pas forcément lié à Internet. D’autres sociologues, tel Alain Ehrenberg, ont parlé de la formation de l’identité et de l’individualité comme d’un processus qui constituerait aujourd’hui une sorte de prescription universelle. Arrêter son propre développement est d’ailleurs considéré comme le fait de « jeter l’éponge » (même si cela se passe à un moment où l’on considère avoir atteint un niveau de maturité et d’expérience suffisant). Dans le monde du travail, l’impératif actuel est de progresser à tout prix. Les réseaux sociaux et les usages informatiques réalisent et perfectionnent cette tendance.
Néanmoins, je ne suis pas déterministe. Pour moi, la technologie n’est qu’un outil du monde et, en l’occurrence, un objet de notre monde relationnel social. Elle nous aide à le repenser, à en reconfigurer certains aspects.
Qu’en est-il de la relation de soi-même avec le temps intime ? Le temps de « se poser » existe-t-il encore ? N’est-il pas disqualifié ?
Il convient de bien séparer deux notions : le temps intime et la possibilité de « perdre du temps ». Le rapport entre le temps intime et le temps public est véritablement fascinant, principalement parce qu’il renvoie à la question plus vaste du rapport entre intimité et publicité sur Internet.
Plusieurs analystes du Web s’accordent avec moi pour dire qu’Internet est un espace public d’expression de besoins et d’actions privées. Et c’est un changement radical par rapport aux anciennes conceptions de la sphère publique. L’espace public était considéré, comme celui du travail et de l’action productive, du bien commun et de l’action politique. C’était également l’espace de la rationalité dans lequel il n’y avait pas de place pour les sentiments ou les relations intimes. À chaque fois que l’intime y surgissait, il y avait un risque, une menace.
Sur Internet, vous avez une place publique dans laquelle tout le monde est en permanence en train de présenter des éléments de son espace privé, voire relevant du domaine de la confidentialité, de l’intime. Et, important encore, ces éléments ne sont pas là via des processus qui nous échappent, mais bien parce que nous le voulons, dans une certaine mesure, pour que les autres les valident et les cautionnent. C’est pourquoi certains, comme le psychologue Serge Tisseron, ont parlé d’« extimité ». Or, ce temps intime, qui se développe dans une interaction constante avec les autres, ne peut plus se contenter d’être un temps de l’individu. La perspective défendue, par exemple, par Laurent Schmitt, médecin psychiatre, dans son livre Du temps pour soi – Conquérir son temps intime, nous renvoie à une espèce d’interruption de la durée, de rupture dans le flux du temps. D’après les tenants de cette théorie, lorsque l’on est chez nous, le temps public et actif s’arrête. Par conséquent, sur Internet et a fortiori sur les réseaux sociaux en ligne, cette interruption, si elle a lieu, entraîne une restructuration de l’intimité au lieu d’une reconfiguration du temps. L’intimité se définit en effet désormais dans l’interactionnel, dans le groupal. La formule devient plutôt « on est intime ». Le « on » ici est donc incontournable.
Concernant la « perte de temps », il faut en observer les nouvelles formes. En anglais, on utilise beaucoup le terme de procrastination et on l’associe au fait de passer trop de temps sur Facebook ou de trop utiliser Twitter. À une époque, on identifiait la « perte de temps » à quelque chose de positif. L’otium, chez les Romains, était un moment de temps libre au cours duquel l’individu développait quelque chose pour lui-même. Mais aujourd’hui, on est en train d’ouvrir notre point de vue : cette procrastination sur les réseaux sociaux est, elle aussi, une activité groupale, intersubjective et relationnelle, tout comme la création de l’espace intime.
Cela ne donne-t-il pas raison à ceux qui pensent que l’on ne prend plus de temps pour soi ?
Non, on prend du temps pour soi, mais de façon différente. Dorénavant, le rapport à soi se fait grâce à la validation des autres. C’est comme si Twitter était une sorte d’« outil de méditation ». On y envoie nos pensées et les autres les valident ou les critiquent. Certes, cela ne ressemble plus à la méditation classique que l’on fait dans un dojo, mais il s’agit bien d’une sorte de méditation collective. On envoie des pensées qui s’affichent avec les autres, reconfigurées, revalidées, triées. On « perd » toujours du temps, mais ensemble et de façon publique, enregistrée, affichée.
Quid alors du droit à l’oubli, du temps pendant lequel nos informations personnelles sont gardées ?
La quantité d’informations présentes à chaque instant implique qu’Internet n’est pas « un lieu pour se souvenir ». Internet est fait pour oublier. Ce n’est pas un endroit pour stocker de l’information, même si certains l’auraient bien souhaité. Tout d’abord, la perte de données due à des erreurs humaines est très importante. En outre, les formats évoluent trop rapidement et les supports de lecture ne sont pas mis à jour. Là aussi, les informations se perdent. Songez simplement à tout ce qui a été stocké sur floppy disk (« disquette ») ou CD-rom, etc. Si Internet était vraiment cet « enfer » de l’archivage des données, les archivistes du monde entier seraient ravis. Mais ce n’est pas le cas. D’ailleurs, depuis 2006, la Bibliothèque nationale de France a en charge le dépôt légal de l’Internet français, mais ces informations risquent malgré tout de disparaître si l’on prend en compte les formats choisis, les données réellement archivées – notamment en fonction des notions de propriété intellectuelle – et l’accès limité à des populations restreintes (sites réservés à certains membres sélectionnés).
Donc, lorsque l’on dit que ce qui est sur Internet va y rester pour toujours, on est dans le fantasme nietzschéen de l’éternel retour, l’ivresse et la peur que ce qu’on a dit sur Internet revienne pour nous hanter dans vingt ou trente ans. Cette peur doit être appréhendée avec une certaine distance critique. La raison pour laquelle nous sommes obsédés par nos propres traces est qu’aujourd’hui il est devenu très à la mode de s’« auto-googliser ». En saisissant son nom dans Google, l’internaute finit toujours par remarquer cette page dans laquelle quelqu’un médit de lui ou dans laquelle une photo le montre sous un jour défavorable… mais les autres ont bien disparu et on ne le remarque même pas. Le Web est fait de flux, de vagues successives de données qui s’effacent les unes les autres. Entre les soucis d’accès, de format et, enfin, de surenchère des données (notamment à cause des back-up multiples et inutiles des bases de données), la gestion de ces informations est impossible, même si les algorithmes de recherche et l’interrogation du deep Internet – l’Internet profond – ont incroyablement évolué.
Quant aux données que nous, sociologues, pouvons étudier, elles sont de trois ordres : quantitatives, qualitatives (ces dernières sont en cours d’explosion) et relationnelles (« qui est ami avec qui » sur Facebook ou « qui est en relation avec qui » sur les réseaux professionnels).
Cette catégorie est en train de reconfigurer complètement l’aménagement des savoirs et des pouvoirs sur Internet. Si l’on analyse les regroupements que les réseaux créent en ce moment, les retombées sont infinies. Ainsi sur Facebook, même si vous ne mettez rien de personnel en ligne mais que vous avez des amis, il est possible de trianguler les informations en fonction de votre maillage relationnel. Ces données permettent de remplir des espaces « vides » dans votre carte relationnelle, mais aussi dans votre vie. Quoi que l’on pense, ce n’est pas Big Brother qui saura tout sur tous, mais « Big Other », le Grand Autre ! Ce n’est pas un pouvoir central qui nous contrôle, mais tous les autres qui donnent des informations sur nous-mêmes, comme nous communiquons des informations sur eux. Et ce n’est pas par malignité, mais simplement parce que nous laissons des traces de notre passage sur la Toile. Des traces dont nous maîtrisons quelque peu l’origine – nous-mêmes –, néanmoins pas la persistance : cette dernière est influencée par les personnes avec qui nous interagissons en ligne.
Les sites de rencontres ont-ils intensifié la vitesse de rotation et de fragmentation relationnelle ?
Il existe deux types d’approche à cette question. D’une part, la question du turnover – la vitesse de rotation – et, de l’autre, celle de la persistance des contacts. Ce sont deux approches totalement différentes de la temporalité des rencontres en et hors ligne. Quand on fait allusion à cette vitesse de rotation, on imagine du « prêt- à-rencontrer ». Il ne s’agit pas là de Facebook ou des réseaux sociaux en ligne, mais surtout des rencontres « roses » ou des sites de personnes qui partagent certains traits ou intérêts culturels. Dans ce dernier cas, qu’il s’agisse de votre religion ou de votre style musical préféré, on peut supposer que ces rencontres sont largement éphémères : on veut rencontrer rapidement quelqu’un avec qui l’on partage certains goûts, certaines sensibilités ou pratiques, et que la facilité de rencontrer cette personne soit le miroir de l’aisance avec laquelle on peut s’en détacher. Du prêt-à-rencontrer qui soit aussi du prêt-à-lâcher.
Cet élément éphémère, détectable dès le début des études socio- logiques d’Internet, est celui sur lequel on a beaucoup insisté. Or, même avant Internet, au temps du Minitel, les études qui ont porté un regard sociologique ou socioinformatique sur les rencontres ont beaucoup insisté sur cette vitesse. L’un des ouvrages les plus importants des années 1990, de l’Américain Mark Dery, avait pour titre Vitesse virtuelle. Paul Virilio a beaucoup critiqué cette tendance à l’accélération et à la vitesse des échanges, un point qui peut être discutable.
Selon moi, au contraire, s’il y a un élément qui peut contrer cette impression d’accélération de la temporalité des rencontres en ligne, il s’agit bien de ce qu’en sociologie des réseaux on appelle la création de capital social de maintien ou de réserve. Vous créez, grâce à des réseaux comme Copains d’avant ou Facebook, une réserve de relations ou de liens sociaux qui sont prêts à être mobilisés le moment venu. Vous avez la possibilité de rester en contact avec les personnes de votre passé, celles avec lesquelles vous êtes allés à l’école, les membres de votre famille ou, si vous êtes dans une trajectoire migratoire ou de déplacement, les personnes qui faisaient partie de votre vie dans votre pays d’origine. La temporalité est donc complètement indéfinie.
Plutôt que de se projeter dans un futur accéléré et qui arriverait de plus en plus vite, on traîne une sorte d’ombre de son existence, représentée par un ensemble de liens, définis par certains comme des liens faibles, prêts à être réactivés le moment venu. Ils sont virtuels, mais au sens philosophique du terme. Déjà en 1973, Marc Granovetter, sociologue à Stanford, avait précisé la possibilité d’activer des liens faibles dans le cadre d’une recherche d’emploi, de l’achat d’une maison ou d’un investissement important : quelque chose de ponctuel mais de primordial. C’est le moment où notre réseau social proche ne peut nous aider et avoir une valeur ajoutée en termes d’informations précises. Or, ces personnes que l’on ne voit plus depuis des années peuvent être mobilisées. Marc Granovetter parlait de « force des liens faibles » ; il paraît plus opportun d’évoquer la force des liens numériques, qui sont entretenus en ligne et qui peuvent être déclenchés.
(propos recueillis par Sophie Caux-lourie dans Les Cahiers d’un Monde qui Bouge, vol. 2, no. 1, 1 sémestre 2011, pp. 50-56.)