Texte de l’intervention d’Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) dans le cadre du débat « Web Culture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités » (Villa Gillet, Lyon, 10 février 2011) animé par Sylvain Bourmeau (Mediapart), avec la participation de Dominique Cardon (Orange Labs / EHESS) et Virginia Heffernan (New York Times). Cliquer ici pour la version .pdf. Clicquer ici pour la version en anglais.
DES PARIAS, DES PONTS, ET DES PRIMATES
ÉLÉMENTS POUR UNE SOCIOLOGIE DES INTERACTIONS EN LIGNEMon intervention sera consacrée aux structures sociales que les utilisateurs de réseaux de communication en ligne (notamment, le Web et les médias sociaux) contribuent à mettre en place. Je voudrais montrer qu’au cours des dix dernières années, la compréhension scientifique des modes de sociabilité basés sur Internet a spectaculairement progressé, et que les politiques publiques liées à Internet, sa régulation et sa gouvernance, doivent prendre en compte ces avancées.
MAIS OÙ SONT PASSÉS LES PARIAS DE L’ORDINATEUR ?
Les premières appréciactions de l’impact social des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à l’échelle micro (c’est-à-dire : au niveau des utilisateurs) datent du début des années 70 et insistent sur les effets négatifs de ces technologies. Les tout débuts de la culture informatique ont vu l’émergence du stéréotype du hacker, accro de l’informatique mal à l’aise dans les interactions sociales, isolé par les machines à calculer géantes qui l’aliènent et le coupent de ses semblables. Cette caractérisation remonte à avant Internet. Dans Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation (1976), Joseph Weizenbaum dresse le portrait de cette sous-culture de progammeurs monomaniaques – ou, comme il les appelle, “computer bums”. Il s’agit d’“étudiants forcenés”, qui “travaillent jusqu’à l’épuisement, vingt ou trente heures d’affilée. Quand ils pensent à s’alimenter, ils se font ravitailler à domicile : café, coca, sandwichs. […] Leur mise négligée, leur hygiène approximative, leur mépris du peigne et du rasoir, témoignent du peu de cas qu’ils font de leurs corps et du monde dans lequel ils évoluent. Ils n’existent, du moins lorsqu’ils sont à l’ordinateur, que par et pour l’ordinateur.”
À compter de cette première occurrence et pour de longues années, l’opinion courante a presque systématiquement associé usage de l’ordinateur et isolement social. Analystes culturels, romanciers et commentateurs ont cultivé ce cliché. Le romancier William Gibson, icône de la culture cyberpunk, est connu pour avoir créé dans Neuromancer (1984) le personnage de Case, un cyber-dépendant incapable de fonctionner dans un contexte social hors-ligne.
Au-delà de ces descriptions populaires – voire à cause d’un effet cumulatif de leur prolifération – au début des années 1990, des sociologues et des chercheurs en sciences sociales ont commencé à s’interroger sur la validité du stéréotype. Dans certains pays développés, la population connectée en réseau était déjà assez nombreuse pour faire des TIC un objet socialement pertinent – en tout cas, elle fournissait une masse critique de données suffisante pour l’étude. La web culture était encore une sous-culture à ce moment-là, mais – c’est souvent comme ça que ça se passe – en train de passer dans les usages courants (mainstream). Ces chercheurs ont donc commencé à s’intéresser aux comportements effectifs des acteurs des réseaux informatiques pour évaluer dans quelle mesure les médias numériques provoquaient l’isolement social, et découvert qu’en fait, de tels effets n’étaient pas avérés. Dans une première étude spécifiquement consacrée à cette question, le psychologue social Robert Kraut et son équipe ont analysé les effets sociaux d’Internet sur une cinquantaine de familles de la région de Pittsburgh au cours l’année suivant l’installation d’Internet dans leur foyer. Leurs résultats ont été rassemblés dans un article fondateur au titre on ne peut plus explicite : “Le paradoxe d’Internet : un outil social qui réduit la participation sociale et le bien-être psychologique ?”, publié dans American Psychologist en 1998, proposait ce qu’on pourrait décrire comme une “vision hydraulique” des rapports entre sociabilité en ligne et sociabilité hors-ligne. D’après les auteurs, plus les utilisateurs consacraient de temps aux interactions en ligne, plus ils perdaient le contact avec leur famille et leurs amis proches. Les interactions en face à face et les interactions assistées par ordinateur étaient comme des vases communicants : si le niveau de connexion en ligne augmentait, celui de connexion hors-ligne diminuait automatiquement.
C’était là une explication simple de l’isolement social provoqué par l’ordinateur. Malheureusement, les sociologues ont bientôt constaté que, pour convaincante qu’elle soit, le phénomène qu’elle était censée expliquer n’existait pas dans les faits. Bien souvent, le retrait de la vie sociale et la diminution perçue de bien-être n’étaient que transitoires. Les sujets interpellés au cours de ces études pionnières étaient en train d’acquérir de nouvelles compétences, qui leur demandaient de mobiliser des ressources cognitives et émotionnelles importantes, d’où leur prise de distance d’avec le monde social – une sorte de stratégie cognitive destinée à libérer du temps pour l’apprentissage. Là où certains voyaient un accroc dans le tissu social, d’autres distinguaient une courbe d’apprentissage. Kraut lui-même, après une deuxième vague d’enquête, a publié la rétractation de sa première théorie, “Le paradoxe d’Internet rectifié”, dans la revue Social Issues en 2002.
PETITES BOÎTES, GRANDS PONTS
La métaphore des vases communicants sur laquelle reposaient ces études présupposait également une incompatibilité entre liens forts (famille, amis, collègues, voisins) et liens faibles (vagues connaissances, partenaires, copains, inconnus). Pour le dire très schématiquement, c’était parce que les internautes passaient leurs nuits à bavarder avec des inconnus sur le Web qu’ils négligeaient leurs amis et leurs proches. Ainsi la conséquence véritable du Net, sur le plan social, aurait été, plus qu’un isolement, une reconfiguration drastique de l’équilibre entre liens forts et liens faibles.
Ces notions sont au cœur de l’Analyse des Réseaux Sociaux (ARS ou SNA pour Social Network Analysis en anglais), une approche qui depuis le début des années 2000 donne des résultats de plus en plus probants. L’ARS est la branche de la sociologie qui étudie et mesure les réseaux d’interactions humaines. Elle décrit les groupes en termes de “nœuds” individuels connectés par des liens. La force de ces liens varie en fonction de la réciprocité, de la stabilité ou de la fréquence des relations personnelles qui sous-tendent les connexions entre individus. L’ARS existe depuis les années 1950 : les sociologues n’ont pas attendu les réseaux sociaux en ligne pour envisager la famille, l’école, les associations ou n’importe quel type de collectif humain comme des réseaux d’individus connectés les uns aux autres. Les médias sociaux en ligne ne sont guère qu’une nouvelle variante de réseau social, variante qui, de l’avis des tenants de cette orientation des sciences sociales, ne remplace pas celles qui lui préexistaient, mais s’inscrit dans leur prolongement et vient les compléter. Les études menées dans les années 2000 révèlent une forte corrélation entre usage de l’Internet, téléphone, courrier et interactions en face à face. Communication en ligne et communication hors-ligne ne s’excluent pas mutuellement, mais ont plutôt tendance à dessiner un continuum médiatique dans lequel les usagers peuvent moduler à leur guise leurs modes d’interaction.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que les TIC seraient sans incidence sur la configuration de nos réseaux sociaux. Pour certains analystes, nous sommes en trains de vivre la transition d’une société constituée de “petites boîtes” à une société “glocale” (globale-locale). Dans un chapitre de l’ouvrage Digital cities II (2002) le sociologue canadien Barry Wellman décrit ces petites boîtes étanches comme les petites communautés d’individus liés par des liens forts d’avant Internet. Le changement induit par l’ubiquité nouvelle de la communication assistée par ordinateur ne saurait être qualifié ni d’atomisation sociale – où les “boîtes” seraient pulvérisées et les individus feraient l’expérience d’un enfer d’isolement – ni comme un effet de petit monde tout inclusif – où chacun d’entre nous serait connecté en permanence à tous les autres. Il nous faut recourir à un troisième modèle, dans lequel les petites boîtes existent toujours, mais reliées par des passerelles et des ponts. D’où le terme de “bridging” choisi par les pratiquants de l’ARS pour désigner ce phénomène.
C’est ce qui s’est produit, par exemple, avec Facebook – pour nommer le service de réseautage le plus populaire. Quand ils s’inscrivent, les utilisateurs sont invités à se connecter “avec les personnes qui comptent dans [leur] vie.” Et dans l’ensemble, les utilisateurs ont tendance à s’exécuter. Le premier usage qu’ils font du service est de se mettre en relation avec les gens qu’ils connaissent déjà – de recréer en ligne leur “petite boîte”. Mais passée cette phase initiale, ils deviennent plus aventureux et se mettent en quête de nouvelles connaissances. C’est à ce stade qu’ils entrent en contact avec des inconnus – généralement en mettant à profit la forte transitivité qui caractérise les ressources sociales en ligne. La transitivité implique que si A est ami avec B, et B avec C, A et C finiront par être en contact. La transitivité accrue en ligne se traduit par de “plus longs ponts”: les utilisateurs peuvent aller chercher des groupements sociaux plus éloignés et se connecter avec leurs membres.
Nous pouvons alors entrevoir le contour de la société qui prend forme depuis l’apparition de la communication en ligne : ni nébuleuse floue de monades isolées, ni mega-réseau d’individus faiblement connectés; mais maillage de sous-composantes solides aux liens forts (les boîtes) entrelacées par de longs ponts de liens faibles. Comme la communication en ligne permet de porter le bridging à un degré supérieur, elle crée un réseau “glocal”, qu’on peut décrire comme un assemblage de composantes de petite dimension, faiblement interdépendantes – nos petites boîtes.
SINGERIES POLITIQUES
En guise de conclusion, j’aimerais évoquer une question à laquelle les chercheurs en sciences humaines n’ont pas encore fourni de réponse satisfaisante. Alors que les utilisateurs des TIC se connectent pour faire du friending en ligne, créer des liens et jeter des ponts vers d’autres relations, parviennent-ils de fait à élargir leurs réseaux sociaux personnels ? Cette question renvoie aux notions de capital social, de cohésion sociale et de connectivité sociale – notions par nature politiques. Les personnes affichant un nombre impressionnant d’« amis » sur des réseaux sociaux évoluent-elles vraiment au sein d’un environnement social plus riche et sont-elles mieux épaulées que celles qui sont moins connectées à ces réseaux ? Ou se contentent-elles d’ajouter en vain des noms à une liste – des noms de gens avec lesquels ils ne resteront même pas en contact, des gens dont ils ne peuvent véritablement se soucier, car on ne peut après tout entretenir des relations qu’avec un nombre limité et fini de personnes ?
Les recherches sur l’étendue réelle des réseaux personnels des internautes ont souvent souligné que les contraintes cognitives imposaient une limite au nombre d’individus avec lesquels on peut se lier, autant en ligne que dans la vie réelle.
On se souvient que dans un article publié dans le Journal of Human Evolution en 1992, l’anthropologue Robin Dunbar a proposé une première estimation de 148 individus. Le « nombre de Dunbar » résultait d’une étude à grande échelle comparant la taille du néocortex chez les primates humains et non-humains. Comme le nombre de congénères avec lesquels les primates peuvent garder le contact est conditionné par la taille du néocortex, la taille des groupes humains varie elle aussi en fonction de la taille du cerveau.
On est en droit de s’interroger sur cette estimation ainsi que sur l’approche même adoptée par l’anthropologue ; il reste néanmoins intéressant d’observer comment – puisque nous nous concentrons ici sur cette catégorie particulière de primates qui utilise Internet – le nombre de Dunbar est monté en flèche. En 1998, le chiffre a presque doublé lorsque Peter Killworth, analyste des réseaux sociaux, a observé que les réseaux personnels comportaient en moyenne 290 individus. Puis, en 2010, ce nombre a doublé à son tour, si l’on en croit les estimations d’un sociologue de Princeton, Matthew Salganik, qui fixe à 610 le nombre de liens sociaux personnels. Bien que ces études ne se concentrent pas exclusivement sur les réseaux sociaux en ligne, nous sommes enclins à émettre l’hypothèse que – puisque les connaissances superficielles comme les relations étroites se construisent désormais à la fois sur Internet et dans la vie réelle – les commodités fournies par les réseaux sociaux sont une extension de nos tendances ataviques à suivre nos congénères. Nous pouvons identifier et garder en mémoire nos amis les plus récents et certains de nos collègues, soit une très faible minorité des gens que nous croisons tous les jours. Mais nous pouvons aussi tomber sur des gens au hasard d’Internet, les suivre sur Twitter ou consulter leur profil sur Facebook. Parfois, ces personnes représentent le cœur même de notre réseau social personnel. Parfois elles se tiennent juste à sa périphérie. Peut-être les services de réseautage ne sont-ils qu’un moyen d’assurer une cohésion plus efficace entre le centre et la périphérie de notre vie sociale. Nous n’en savons rien pour le moment : il s’agit de simples hypothèses qui orientent notre travail de sociologues.
Mais maintenant que la base des connaissances relatives à notre champ de recherche a connu une expansion significative – et maintenant que le mythe du computer bum reclus a été supplanté par la figure empiriquement constatée de l’individu « connecté » –, il ne fait plus de doute que nous devons nous concentrer sur les conditions permettant à nos contemporains de sélectionner avec précision (tantôt sans effort, tantôt laborieusement) les personnes, dont le nombre va s’accroitre, qu’ils souhaitent inscrire dans leur existence sociale.
Ce faisant, nous devons garder à l’esprit qu’aujourd’hui les internautes sont soumis à un nombre croissant de menaces politiques. En tant que chercheurs en sciences sociales et qu’« animaux politiques », nous avons le devoir de dénoncer ces dangers.
Si, comme je le soutiens, la communication assistée par ordinateur se fonde sur une combinaison prudente de liens sociaux forts (nos « petites boîtes ») et d’ouverture sociale (nos « longs ponts »), on ne peut laisser les autorités étatiques et les grandes entreprises ébranler un de ces deux mécanismes…. Pourtant c’est exactement ce qui est en train de se produire en ce moment même. De la Chine aux États-Unis en passant par la France, les campagnes gouvernementales visant à censurer Internet mettent en péril son ouverture. Des lois liberticides telles que la loi française LOPPSI 2 (Loi d’Orientation et de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure), les campagnes internationales comme celle qui a été récemment orchestrée contre Wikileaks, les accords multilatéraux visant à restreindre la bande passante ou à censurer certains contenus (comme l’ACTA, Anti-Counterfeiting Trade Agreement, accord commercial anti contrefaçon) compromettent la neutralité d’Internet et y renforcent la surveillance. Si dans les quelques années à venir la fragmentation d’Internet en sous-réseaux nationaux, commerciaux ou d’infrastructures se poursuit au rythme actuel, la création de « longs ponts » risque de devenir impossible. D’un autre côté, nos « petites boîtes » sont elles aussi menacées de disparition. Des sociétés comme Google ou Facebook se comportent comme des entrepreneurs de morale, en influençant les médias, pratiquant le lobbying auprès des politiciens et contraignant autoritairement les usagers d’Internet à renoncer à la propriété de leurs données personnelles et de leur vie privée. L’hypocrisie de ces organisations chantres de la transparence – toujours en quête d’informations sur leurs usagers mais gardant jalousement le secret des leurs – provoque régulièrement des fiascos relatifs au droit à la confidentialité : exposition de données personnelles, rupture de relations de confiance, déviation des trajectoires de vie des usagers.
Notre rôle dans les prochaines années est non seulement de permettre de comprendre un phénomène social et technologique, mais aussi de contribuer à mettre au point un projet politique qui soutienne les avancées d’Internet tout en en limitant les dérives.
Traduit de l’anglais par Julie Etienne.