Dans Homo Numericus, un compte-rendu très riche et très complet de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil, 2010) d’Antonio A. Casilli. Il est signé par Pierre Mounier, directeur adjoint du CLEO (Centre pour L’Edition Electronique Ouverte) et auteur, avec Marin Dacos, de L’édition électronique (La Découverte, 2010).
Les liaisons numériques est un livre que devraient lire d’urgence tous ceux qui s’interrogent réellement sur le type de société vers laquelle nous emmène la révolution numérique et souhaitent se défaire de tout le chapelet de préjugés qui en encombrent la pensée. L’ouvrage d’Antonio Casilli a plusieurs grands mérites : tout d’abord, il prend à bras le corps les grandes interrogations qui structurent en permanence les débats du moment sur les nouvelles technologies […]. L’autre grand mérite de cet ouvrage est d’apporter des réponses à ces questions essentielles, non pas de manière impressionniste, avec subjectivité, comme on le voit souvent, mais en s’appuyant sur de nombreuses études réalisées par l’auteur, sociologue à l’EHESS, ou publiées dans des revues de sociologie ou de psychologie sociale.
Enfin, il dépasse brillamment l’antinomie classique dans laquelle on se trouve lorsqu’on traite des innovations technologiques : a-t-on affaire à une rupture radicale, à quelque chose d’inouï et d’incomparable à tout ce qu’on a connu jusque là, ou reste-t-on dans la continuité historique et la situation du « tout change pour que rien ne change » ? Ce que fait très bien comprendre Les liaisons numériques, c’est que cette question est justement antinomique. Sur chacune des trois questions abordées, Antonio Casilli réussit à caractériser, à qualifier, le type d’espace, le type de corps, le type de relation sociale qui sont en train d’émerger des ces « nouveaux » usages qui sont à la fois inédits, et en même temps, c’est la thèse principale du livre, profondément inscrits dans la continuité des pratiques existantes : Ainsi du cyberespace, ou plutôt, comme l’indique de manière subtile le titre de cette première partie : des cyberespaces.
L’auteur débute son argumentation par une approche originale : plutôt que d’évoquer d’entrée la notion d’espace virtuel, il s’interroge sur la manière dont les outils informatiques occupent l’espace physique. Ainsi, en soixante ans de miniaturisation, il montre comment l’ordinateur, de dimension suffisamment imposante à ses débuts pour être cantonné dans les caves des installations militaires, a progressivement colonisé tout l’espace – grâce précisément à sa miniaturisation – et singulièrement l’espace domestique où il est aujourd’hui omniprésent. Ce faisant, il a introduit au cœur des foyers et de la vie quotidienne de la plupart des gens ce qu’il faut bien appeler un espace virtuel tant les interfaces, le vocabulaire et les processus qui caractérisent les usages des technologies numériques sont saturées de références spatiales : depuis les métaphores du surf et de la « home page » que l’on trouve sur le Web jusqu’aux cybermondes comme Second Life en passant par les communautés virtuelles comme Cyworld, Antonio Casilli montre, par une multitude d’exemples très variés comment ces espaces construisent des relations sociales particulières, où le don trouve souvent une place importante. Mais ces espaces virtuels, pour singulier qu’ils soient, sont-ils pour autant totalement autonomes ? Non montre l’auteur, car ils prolongent souvent, ou sont articulés avec des relations sociales qui s’établissent dans l’espace physique, que ce soit sur la base de relations de voisinage, scolaires pour les adolescents, ou de travail. Les conséquences de cette intrication des espaces est claire : la singularité des relations sociales qui s’établissent dans les espaces virtuels ajoutée à leur articulation avec l’espace physique aboutit à une transformation effective des relations sociales classiques comme le montre par exemple la longue analyse qu’Antonio Casilli consacre aux sites politiques militants.
L’article complet est accessible sur le site web Homo Numericus.