Dans le cadre du projet Les Vases Communicants, aujourd’hui Bodyspacesociety reçoit David PONTILLE du blog Scriptopolis.fr. C’est à cette adresse que vous pouvez retrouver ma contribution.
Avec les technologies de communication en réseau, le monde se transforme à grands pas. L’avènement d’internet, de la messagerie instantanée, la prolifération des connexions wifi, et le développement du web social où chacun profile et exhibe ses réseaux, reconfigurent le monde au point que nous sommes entrés progressivement dans une “société de l’information”. Conséquence directe : les rencontres en face à face se mêlent de plus plus aux échanges électroniques rendus possibles par différents types de terminaux fixes ou mobiles (ordinateurs et téléphones notamment). Les personnes ont désormais la possibilité d’exister dans des lieux soi-disant “virtuels” et de démultiplier leurs identités sous la forme de pseudonymes ou d’avatars circulant dans des mondes qui seraient “immatériels”. Dans ces conditions, la texture des espaces publics s’en trouverait elle aussi modifiée.
Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner un de ces objets ennuyeux et sans intérêt apparent, si chers à Susan Leigh Star. Scrutons un dispositif parmi ceux qui donnent désormais la possibilité d’agréger de multiples informations et de les afficher instantanément dans les lieux publics. Le panneau SIEL que l’on trouve sur les quais du métro parisien est un de ceux-là. Système d’Information En Ligne, il indique aux voyageurs l’attente en temps réel de la prochaine rame. Moniteur à la pointe de la technologie, utilisant le procédé d’affichage LED (Light-Emitting Diode), ce panneau offre la faculté d’être en prise avec ce qui se passe. Dans une société régie par l’urgence et la gestion permanente du juste à temps, il concourt à rendre l’état du monde disponible en permanence.
Ce panneau désigne aussi le numéro et la couleur de la ligne de métro, ainsi que les deux destinations finales que les rames qui arrivent sur ce quai permettent d’atteindre. Sans son articulation à l’une des destinations possibles, le temps réel ne dit quasiment rien sur la rame – si ce n’est qu’elle sera à quai dans un certain nombre de minutes. Le dispositif reste silencieux sur ce point et implique un travail invisible pour devenir complètement informé : associer le fait que l’on se trouve sur cette ligne et le fait que le temps d’attente est différent pour atteindre chaque destination.
Cette partie du panneau d’affichage est composée d’un cadre en tôle émaillée, un matériau que certains jugent vieillot et obsolète à l’ère du numérique. Même si ça n’a pas toujours été le cas, la tôle émaillée est pourtant devenue au fur et à mesure la matière de tous les panneaux. Elle a même remplacé le cadre de ce dispositif d’affichage, initialement en plastique durant sa période de test en stations. C’est que ces panneaux, comme les autres, n’ont pas une vie de tout repos. Ils subissent de nombreuses interventions, qui prennent parfois la forme d’agressions : certains usagers y apposent des autocollants, d’autres y peignent des graffiti. À leur suite, des agents de nettoyage les bombardent d’eau ou de solvants au karcher. Face à ces actions variées qui mettent à mal la consistance même des panneaux, la tôle émaillée conserve ses inscriptions d’origine. Elle demeure identique sur la longue durée, malgré la danse incessante des gestes d’écriture et d’effacement.
Le panneau se présente donc comme un mixte entre une technologie de pointe et un vieux procédé d’affichage. Et c’est précisément dans cet assemblage que se joue la redéfinition de l’espace public. On peut bien entendu appréhender ce dispositif comme un simple panneau dont les chiffres en LED s’animent régulièrement. Mais on peut aussi s’approcher un peu plus près, laisser advenir les diverses infrastructures dont il est composé, et écouter attentivement la longue liste des personnes et des matériaux qui continuent de parler à travers ce seul et unique objet : les concepteurs et ingénieurs des diodes LED, ceux du système de géolocalisation activé automatiquement par le passage des rames de métro aux points relais, les informaticiens qui ont conçu les programmes pour agréger les données et les faire circuler jusqu’aux diodes fixées sur le quai, mais aussi les contributeurs à la mise en place, plus ancienne, du réseau électrique, et les nombreux participants à la stabilisation des instruments de mesure du temps et de son décompte en minutes, ou encore l’ensemble des membres de l’unité de la signalétique de la RATP (équipe des concepteurs et responsables de la normalisation graphique), les fabricants de panneaux en tôle émaillée, les agents chargés de les installer dans les espaces du métro, ceux qui les surveillent et les nettoient jour après jour. Cette liste est loin d’être exhaustive : elle contient aussi les nombreuses phases d’essais pour mettre au point ces différentes technologies, les débats techniques et moraux entre designers, les enquêtes auprès des usagers, les critiques qu’ils ont formulées, les disputes et les transformations qu’elles ont engendrées, les plaintes quotidiennes de ceux qui sont chargés de les réparer et de les maintenir en état…
Finalement, en s’approchant du panneau, en scrutant plus en détails les composants qu’il rend visible et les infrastructures qui y sont repliées, l’espace public, même informationnel, n’apparaît plus comme un territoire virtuel ou immatériel qui s’auto-engendrerait. Il se présente, au contraire, chargé de nombreux corps – ceux des innombrables personnes, encore en fonction ou décédées, qui ont mêlé leur histoire avec de nombreuses matières, certaines nouvelles et d’autres beaucoup plus anciennes – qui contribuent activement ensemble à faire exister publiquement cet objet graphique.
Avec Jérôme DENIS, David PONTILLE vient de publier Petite sociologie de la signalétique – Les coulisses des panneaux du métro, aux Presses de l’Ecole des Mines (Paris, 2010, 197 pp.).