Le futurisme vient de fêter son centenaire. Le 20 février 1909 le poète italo-français Filippo Tommaso Marinetti publiait sur les pages du Figaro le premier Manifeste du mouvement artistique qui allait inaugurer le 20e siècle, ses utopies technologiques et ses massacres insensés.
« Nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing […] Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite… »
Cet anniversaire, chacun le célèbre comme il peut. Les libertaires italiens, réunis dans la petite ville de Carrara, lancent le Manifeste du Post-futurisme. C’est un texte mou, qui se limite à remplacer de manière plutôt mécanique toute provocation et incitation à la violence incendiaire par des appels à la tendresse universelle on ne peut plus politiquement corrects. En France, dans son supplément culture du 19 février 2009 le Figaro s’auto-encense. Quel flair a eu le plus vieux des quotidiens français en publiant la profession de foi du chantre du futur ! (Pas un mot sur le fait que Marinetti ait dû payer de sa poche la publication de son manifeste, pour vaincre le barrage de Gaston Calmette, alors directeur du journal). Et quel génie éclairé, ce Marinetti ! (Son adhésion au fascisme se voit réduite, dans les articles du supplément, à un malentendu, à un détail de l’histoire).
Moi, je le célèbre à ma manière : en sortant de mes tiroirs un texte qui avait été publié, en italien, dans l’Ospite Ambiguo de Eugenio Alberti Schatz. Un pastiche qui se veut un hommage au jeune Marinetti anarchisant et coureur de jupons, bête de proie du monde littéraire de la Belle Epoque parisienne, encore loin du fascisme affiché de ses années romaines. Le Marinetti encore très proche de ses racines nord-africaines (le poète était né à Alexandrie en Egypte), qui parlait français en famille, qui refusait de publier en italien parce qu’il « ne maîtrisait pas encore bien cette langue ». Le Marinetti épigone d’Alfred Jarry qui (après avoir lu dans le roman le Surmâle (1902) la fascination de ce dernier pour les automobiles, « monstres en forme d’obus ») achète sa première voiture. C’est dans la banlieue de Milan qu’il s’entraîne à la conduire. Et c’est là qu’il est victime d’un accident terrible : pour éviter deux passants, il se jette à toute vitesse dans un canal qui court le long de la route. Un tonneau, et il se retrouve écrasé sous le véhicule, la tête sous l’eau, le réservoir d’essence prêt à exploser.
A la fin de sa vie, dans son livre Le Grand Milan traditionnel et futuriste (1943), il reviendra sur ce moment marquant de son existence : « Avec peine en râlant tandis que des ouvrier accourent ‘Vite vite prends les cordes faut le sortir de dessous les roues avant que le moteur ne prenne feu Giovanni emmène le cric et les cordes’, ‘il est mort là-dessous vite soulève’. Ils me sortent loque boueuse électrisé par une joie ardentissime ». De cette euphorie traumatique sera fils, pour le meilleur et pour le pire, le futurisme.
L’accident à la mode
En 1908 il a un peu plus de trente ans et il achète une automobile de 175 kilos 45 km par heure monstre de feu et d’huile d’essence de pétrole il lui monte dessus et il lui donne ce qu’elle réclame vitesse synthétique détonation des tuyaux chromés trtzzzzzzzzz CTOUM-CTOUM ses pieds vibrent secoués par le courant électrique il a encore tous ses cheveux mais le vent-pulsion déjà les lui arrache mèche après mèche le soleil lui éclaire la tête il devient foudre galvanique force catalyse lui il la saillit et pense La vie c’est elle (en la saisissant par les hanches la vigueur forcenée dans le tissu anglais de son pantalon lui à fond dedans dans elle) (au fond d’elle) qu’importe s’il la voit jeune et douce tout aussi vierge Erynnie de marbre vivant discrétionnaire et Victoire De Samothrace fatale rien qu’un tronc et deux ailes bifurquées à la traîne de ses deux portières ouvertes et du bras du poète qui désigne l’assaut la toile mutilée du pallium déjà s’agite au vent sur le visage implorant s’écrase le baiser sous forme d’étoile de son geste libertaire il pense Une gifle c’est ce qu’il faut pour perdre-la-tête et le mépris de la Femme n’est que son éloge chanté trois octaves au-dessus désormais il ne veut vivre qu’avec les lunettes calées sur le visage et la fumée crasseuse sur les joues et le corps moulé par la vélocité que l’automobile lui change le nom qu’il retourne entre les mamelles noires de sa nourrice d’Alexandrie d’Egypte oublier son frère au fond de son lit de mort et sa mère qui pleure et partir paaaaaaaaaarrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrttttttttttiiir en courant de Milan (foule tumultueuse terreur affreuse de la rueruchebourdonnante) sous les mortiers de Quatre-vingt-dix-huit revenir à Paris chez Catulle Mendès lui illustrer la théorie motlibriste abroger les analogies remplacer le « comme » par le signe égal l’adjectif « passéiste » n’existe pas en italien tu sais tant mieux bientôt tout le monde aura sur les lèvres son antonyme pour être enfin soi-même marre de Tom comme à la maison mais enfin Philippe l’italien (« …et vous ? Vous vous appelez comment, ma biche ? » « Je suis pas vot’biche, pauv’bougre ! » « …mais ssssi, voyonssss voir, ma toute belle… pensez-y, pensez-y bien d’avoir la mia voce che parla all’orecchio, la mia calata che risuona in voi, la lingua, la mia lllliiiiinguuuuuaaa, mam’zelle… Sapete cosa vuole ? Percorrere ogni centimetro della vostra pelle-strada per le mie dita – dappertutto non invitate – la lingua che parla ai vostri lombi, mam’zelle… e questo lo capite. » « …et bin, vous… vous avez de ces mots ! C’est quoi vot’nom, déjà ? » « Philippe, ma toute belle. Je m’appelle Philippe Marinetti. » « ..avec vos démarches de latin vous… ») LAISSEZ le latin sur les rayons des bibliothèques JE suis un monstre des déserts d’Afrique je connais le sourire rouge des aviateurs noirs du désert moi j’ai joué gamin déguenillé avec les gamins arabes déguenillés je suis tous les trains d’Europe et trois heures de sommeil par nuit tremblement de terre qui abhorre les décombres obstacle intensité racaille dans les bouges avec laquelle je me frotte à minuit le syndicalisme révolutionnaire d’Arture Labriola excès et violence et tapis touffus entassés dans mon salon et vases chinois luxuriants d’ampoules allumées de 10 watt dans le hall de via Senato chargeur de balles je suis ma fortune à dilapider et erreurs à commettre et plaisirs à goûter en contraires bouchées simultanées mépris des musées et des pâtes à la tomate hurlement de Venise pourri et de Naples mort d’ammmoure courir – rapide – bouffées de fumée – locomoteur – brèche dans la nuit – planant indompté monoplan – ruine des ruines sur Rome monarchiste et papiste je suis cette voiture que je conduis et le levier des freins et la route qui est un brouillard de poudre et de cailloux et les paysans qui ne regardent pas la route qui disparait et tout le futur qui surgit entier et clair jeu d’absolu que je ne comprends pas mais je vais au devant du monde qui me tourne autour comme une mouche je tourne aussi et luuuuuuui il virevoltexzw virevolte visssssssssssse tout autour de moi TRACKKKKKL la chaussée / je ne la trouve plus / je dois avoir emporté deux / au moins deux bornes / éviter le volant que son tige me perce le thorax (et le pneu devant qui explose tombe sourdement) éviter qu’il ne me crève la bouzine / transperce / qu’il ne me foute / le corps immense de la machine / OUAAAAAAAdéséquilibré encore tête sens dessus dessous immergée dans l’eau pendant que je serre les yeux SORTIR DE L’HABITACLE p’tain sortir tout de suite j’arrête le souffle la voiture est vivante vivante ses freins me déchirent elle vrombit et tourne encore à vide elle est vivante elle aussi – et pourtant elle ne respire pas pourquoi devrais-je moi respirer alors la tête dans le caniveau chercher air-lumière-INSPIRATION moi qui ne suis pas plus vivant qu’elle pourquoi implorer merci essoufflé quand la machine immense m’écrase me possède m’humilie garce en furie pourquoi chercher de l’aide me débattre dégagé de dessous mon monstre fumant hurlant plaisir extase exaltation intense des sens ET CECI N’EST PAS l’amour c’est le FUTUR vers où me traînent sur le bord de l’égout quatre bras de la Brianza furibondes de peur une main me fait reprendre connaissance une claque une autre claque encore Une Claque une claque qui n’est rien de plus qu’une caresse faite à vitesse maximum.
Antonio A. Casilli (2005)