Un livre, qui se lit du début à la fin, demanderait une introduction. Un blog, qui se lit de la fin au début, aura droit à une « extroduction ».
Qu’un sociologue s’occupe de réseaux numériques paraît aujourd’hui tout à fait légitime : les enjeux de société des technologies sont sous les yeux de tous. La consommation, l’éducation, la santé publique, la politique, les marchés financiers – voilà bien des secteurs qui ont été révolutionnés par les progrès récents de l’informatique et des communications en ligne. Cependant, ce qui à présent s’offre comme une évidence ne l’était pas à l’époque où je commençais mes recherches dans ce domaine. La France, incontestablement, s’était très tôt dotée d’un cadre théorique cohérent pour comprendre l’impact des usages numériques sur la société. Il était contenu dans le rapport sur « l’informatisation de la société » sollicité en 1978 par l’administration Giscard d’Estaing. C’était avant le Minitel – et bien avant le Web. Afin d‘éviter « l’explosion incontrôlée de conflits culturels » et « la perte d’autonomie nationale » que les ordinateurs auraient pu produire, les rédacteurs du rapport recommandaient d’intégrer tous les projets liés à l’informatique au « pôle étatique des télécommunications ».
D’où le fait que, vers la fin des années 1990 encore, mon sujet semblait être le monopole exclusif des ingénieurs et des technocrates. A cette époque, les chercheurs qui comme moi avaient opté pour une approche sociologique des technologies informatiques devaient faire face au scepticisme ambiant. Dans les universités, dans les laboratoires de recherche, les collègues ne cachaient pas leur perplexité. Le front crispé, la bouche entrouverte dans une expression de désapprobation incrédule, ils répétaient : « qu’est-ce que la sociologie a à voir avec les ordinateurs » ? Bien sûr, je m’empressais d’expliquer, il y a un Internet d’information, où l’on recherche les meilleurs prix pour les billets de train, où l’on vérifie les horaires des séances au cinéma. Mais il y aussi un Internet de communication. C’est l’espace où l’on échange des mails, on chatte avec ses amis, on partage de la musique et des photos avec des inconnus. Et cette communication est, justement, un fait social, assisté et façonné par les ordinateurs.
Il y a à peine dix ans, le message passait mal. Numérique ne rimait pas avec sciences humaines et sociales. Jacques Chirac, avec son proverbial « pour l’ordinateur, y’a qu’à cliquer sur un mulot ! », n’était que l’un des innombrables hommes politiques affichant leur ignorance informatique comme une médaille de l’Académie des Lettres. Dans l’enseignement supérieur, les choses n’allaient pas mieux. Les professeurs insistaient sur le fait qu’il était plus important « d’apprendre à pénétrer la pensée de Platon, que de perdre son temps à se laisser apprivoiser par l’idéologie de Bill Gates » (Le Monde, 12 septembre 1997). Dans les journaux, les intellectuels, débordants d’appréhension, s’interrogeaient sur le destin de leurs livres « dans un univers de dématérialisation de l’écrit », régi par « le banquier, l’industriel et l’électronicien » (Le Monde, 21 août 1998). L’heure était au scepticisme ou à la condamnation sans appel. « Internet ? », tonnait Paul Virilio à la radio, « cette technologie mal maîtrisée peut être aussi dangereuse que les chemins de fer » (FR3, 3 décembre 1998). (Et l’insigne cyber-censeur de rappeler que c’était grâce aux chemins de fer que les armées du Kaiser avaient pu envahir la France en 1914 !).
Bien sûr certaines initiatives révélaient au contraire un intérêt pour ces nouvelles technologies : les revues Réseaux de Patrice Flichy ou Hermès de Dominique Walton, les groupements de recherche comme le département d’Hypermédia de l’université Paris-Vincennes animé par l’écrivain Jean-Pierre Balpe, les expériences artistiques comme La Revue Virtuelle voulue par Jean-Louis Boissier au Centre Pompidou. Mais malgré leur présence et les voies qu’elles ouvraient, pour moi et pour les (encore peu nombreux) chercheurs s’intéressant aux dimensions sociales des technologies de l’information, cette époque restera dans les mémoires comme les années de la méfiance.
C’était pour dissiper les doutes (les miens, tout comme ceux des autres) que j’avais pris pour habitude de citer Will F. Jenkins, auteur, en 1946, d’un petit récit intitulé Un logique nommé Joe. L’imagination de l’écrivain avait baptisé « logique » une machine qui, à l’époque, était encore loin d’être inventée : le micro-ordinateur domestique. Un simple écran branché à un clavier où « vous tapez ce que vous voulez ». Vous avez envie de regarder les émissions d’une chaîne télé, de parler avec une copine en connexion visio-téléphonique, de connaître la solution à un obscur problème de physique ? Le logique vous livre tout cela dans l’intimité de votre maison.
Le protagoniste de l’histoire, dont l’auteur ne fournit pas le nom, est un ouvrier. Un bon père de famille, un type carré et un tantinet macho, qui s’occupe de l’entretien des logiques. C’est lui qui devine que, par un hasard de fabrication, l’un d’entre eux (auquel il octroie le sobriquet de Joe) a commencé à répondre avec trop de zèle aux questions que ses utilisateurs lui posent. « Comment inventer une machine pour le mouvement perpétuel ? » mais aussi « Comment tuer ma femme ? ». Ancêtre de Google, Joe collecte les informations en ligne et répond à tout avec impartialité. Les implications sont catastrophiques. Soudain, l’économie risque de s’effondrer sous les fraudes bancaires réalisées par des spéculateurs improvisés. La vie politique est bouleversée par les milliers de citoyens lambda qui consultent Joe pour mettre en place leur communauté idéale sans se soucier de savoir si l’utopie va tourner au cauchemar. L’éducation nationale est anéantie quand les enfants comprennent qu’ils peuvent accéder, sans le contrôle de leurs enseignants, à des contenus qui traditionnellement étaient « réservés à un public de professeurs et de thésards ». Les familles explosent quand les épouses jalouses s’inquiètent (« est-ce que mon mari m’est fidèle ? »), et reçoivent des éclaircissements par trop circonstanciés sur les mouvements de leur conjoint.
Un demi-siècle avant Youtube, Skype et Wikipedia, Will F. Jenkins avait prédit notre société où les réseaux enregistrent et diffusent tout, de la météo aux conversations d’amour. Il avait aussi annoncé nos inquiétudes quant aux effets possibles sur les institutions, les occupations humaines, les équilibres politiques. Si ce récit s’était limité à anticiper (grâce à une part de chance assurément) une innovation technique, on aurait pu le classer parmi les curiosités littéraires et vite l’oublier. Mais il faisait beaucoup plus que cela. Il suggérait que la société en réseaux pouvait être lue comme un espace social où des corps interagissent pour créer des liens de coexistence. Je crois qu’en effet c’est à l’aune de ces trois facteurs qu’il faut peser les conséquences des technologies numériques.
Dans la narration, tout d’abord, l’avènement de Joe impose un nouveau rapport à l’espace. Ce qui auparavant relevait du privé est désormais exposé dans l’espace public, et inversement. Moyennant une petite recherche nominative, on apprend qu’un collègue est un escroc, que le voisin de palier a des précédents pour violences conjugales, qu’un autre ment sur son âge. De même, les distances rétrécissent. Ce qu’on croyait éloigné se rapproche abruptement. Dans la narration, la blonde Laurine, resurgie du passé de célibataire de notre protagoniste, débarque en ville. Après avoir tué un mari et divorcé de quatre autres, la femme fatale est décidée à reprendre possession de son ex-amant. Une brève recherche dans l’annuaire en ligne, et la voilà apparaître sur l’écran de celui qu’elle s’obstine d’appeler « mon petit canard ».
Et cet homme, qui jusque-là avait été décrit comme un gaillard au tempérament combatif et à la constitution solide, se retrouve pris au piège de son ancienne maîtresse et des sobriquets animaliers dont elle l’affuble. Dans la conversation télématique il est assimilé à de la volaille, et révèle un autre côté de son être : sensible, intimidé, asservi. Il traverse des changements profonds, présente d’étranges symptômes : « Je sentais que j’allais m’évanouir. Mes nerfs étaient à terre. Je me sentais comme un boxeur sonné. J’avais tous les malaises du monde. J’avais froid aux pieds ». La nouvelle donne technologique ne bouleverse pas seulement les espaces, mais le physique même des acteurs. Bien au-delà des simples questions d’ergonomie, les communications assistées par les ordinateurs ont des retombées importantes sur la manière dont les utilisateurs vivent leur corps.
Après l’espace et le corps, c’est aux rapports sociaux d’être altérés par Joe. Incontournable, l’ordinateur s’impose en modérateur et filtre des rapports humains. Au fil de l’histoire, le protagoniste arrête progressivement d’intervenir sur les relations problématiques. En revanche, il intervient sur le moyen technique. Des connaissances commencent à fouiner dans sa vie privée par voie informatique ? Au lieu de les réprimander, il a recours à un « logique » pour leur rendre la pareille. Son ex-maîtresse le harcèle télématiquement ? Au lieu de l’appeler pour la raisonner, il coupe la connexion vidéo avec elle. La ville tombe dans le chaos ? Au lieu d’œuvrer à sa réorganisation, il débranche Joe et fait croire à sa destruction accidentelle. En résumé, au lieu de guérir ses relations sociales, il prend, à chaque fois, des décisions d’ordre technologique. Les solutions informatiques deviennent des solutions sociales.
Aujourd’hui encore, ce petit récit délicieusement anticipateur peut inspirer un programme de recherche complet, permettant d’évaluer la portée historique et les changements socio-culturels induits par les réseaux numériques. Des tout premiers terminaux minitel aux services de networking actuels, les communautés d’usagers se sont pensées comme des espaces hybrides – à la fois publics et privés – où les individus peuvent mettre en scène leur présence physique d’une façon originale et entretenir un lien social basé sur leurs actions et échanges informatiques. Corps, espace et lien social : c’est sur ces trois axes que l’analyse des sociabilités numériques s’articulera dans ce blog.
Pour relever le défi d’une analyse globale du phénomène des sociabilités numériques, il est nécessaire également de recourir aux travaux d’autres chercheurs. Ce blog est aussi une manière de relater leurs recherches. La visibilité de services de réseautage pour étudiants tels Facebook, des systèmes de partage des expériences personnelles comme Twitter, des sites pour organiser des descentes-éclair en masse dans des lieux publics tels Tuangou – tout cela a désormais convaincu l’opinion publique mondiale du fait que les technologies numériques ne doivent leur succès qu’à l’envie de sociabilité et de contact de leurs usagers. C’est cette envie que nous nous devons d’étudier. Et je suis heureux de voire qu’aujourd’hui un nombre toujours croissant de collègues s’attachent à ces questions. Je cherche à rendre hommage à leur obstination face à tous ceux qui, au cours de ces dernières années, n’ont pas arrêté de nous demander : « au fait… qu’est-ce que la sociologie a à faire avec les ordinateurs ? »